Article : Marché de l'art et protection du patrimoine public

Livre d'or du "Normandie", revendiqué en 2015 et réintégré dans les collections des Archives nationales du Monde du Travail

La France est aujourd’hui l’un des tout premiers marchés mondiaux pour la vente des livres et manuscrits historiques : un fait appréciable car il permet à tous, particuliers comme institutions, d’acquérir des documents retraçant la «Grande» histoire tout autant que la mémoire des individus. Il demeure néanmoins essentiel que l’État assure simultanément son rôle de protection du patrimoine archivistique public, en réintégrant dans les collections publiques les pièces ou fonds d’archives qui auraient pu en être soustraits au fil des siècles.

1. Quelques notions juridiques incontournables

Le domaine public d'une personne publique est constitué des biens lui appartenant et qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public (article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques).
Le domaine public est caractérisé par deux règles principales, qui le distingue du domaine privé : l’inaliénabilité et l'imprescriptibilité, qui toutes deux tendent à protéger  le patrimoine public contre toute acquisition de droits par des personnes  non publiques et contre tout démembrement.
Ces deux dispositions dérogent à l'article 2276 du code civil relatif à la propriété des biens meubles relevant du droit commun, qui stipule qu'en fait de meubles, la possession vaut titre, mais que toute personne ayant perdu ou auquel il a été volé un bien peut le revendiquer pendant trois ans à compter du jour de la perte ou du vol, contre celui dans les mains duquel il la trouve.
Il en résulte d'une part, qu'aucun droit de propriété sur un bien appartenant au domaine public ne peut être valablement constitué au profit de tiers et, d'autre part, qu'un tel bien ne peut faire l'objet d'une prescription acquisitive.  

2. L’esprit de la loi et la pratique

Ce que dit la loi

La pratique des revendications d'archives publiques par l'Etat remonte à l'Ancien Régime, période durant laquelle les papiers de fonction des serviteurs de l'Etat pouvaient être saisis sur ordre du Roi ou de ses ministres.

Depuis lors, le code du patrimoine est venu définir précisément la notion d'archives publiques (article L.211-4 du code du patrimoine ) :

  1. Les documents qui procèdent de l'activité de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics et des autres personnes morales de droit public. Les actes et documents des assemblées parlementaires sont régis par l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires ;
  2. Les documents qui procèdent de la gestion d'un service public ou de l'exercice d'une mission de service public par des personnes de droit privé ;
  3. Les minutes et répertoires des officiers publics ou ministériels et les registres de conventions notariées de pacte civil de solidarité.

Cette définition large et englobante, articulée avec l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques, inscrit les archives publiques dans le périmètre des biens mobiliers publics : elles sont de ce fait, et comme le rappelle l'article L.212-1 du code du patrimoine, imprescriptibles, et nul ne peut les détenir sans droit ni titre.
Il est également prévu (Article L212-1-1) qu'en cas de doute sur le statut public ou privé d'un document, l'avis de l'administration peut être sollicité dans le cadre d'un rescrit, précisant de manière formelle et durable ce statut.

Pourquoi et comment revendique-t-on ?

Seule l’autorité publique est habilitée à définir ce qu’est un document public, dès lors qu’elle a été informée de sa mise en vente (vente aux enchères, vente judiciaire ou de gré à gré).

Les critères de cette revendication sont précisés par le vademecum sur la revendication des archives publiques (cf. infra 4. Enjeux et perspectives), dont on peut retenir les principaux :

  • Les archives doivent être indubitablement publiques ;
  • Les archives privées incorporées au domaine mobilier public (par achat, don, legs ou dation) sont également revendicables, indépendamment de leur origine privée, si elles en ont été distraites frauduleusement, quelle que soit la date de leur extraction ;
  • Le passage en vente antérieur, quelle qu’en soit la date, ne fait pas obstacle à une revendication dès lors qu’il apparaît que l’administration n’a pas été en mesure de contrôler la nature des documents au moment de la vente (faute de réception d’un catalogue ou de transmission dans des délais opérationnels, et ou faute d’une description suffisante) ;
  • La forme du document (original, copie ou brouillon), pas plus que sa date ou sa valeur marchande, ne font obstacle à une revendication.

Les opérateurs de vente sont par ailleurs tenus d’informer des ventes qu’ils organisent (article L 123-1 du code du patrimoine) : au moins quinze jours à l'avance, avec toutes indications utiles sur les biens proposés. Ils informent en même temps l'autorité administrative du jour, de l'heure et du lieu de la vente. L'envoi d'un catalogue (y compris en format électronique) tient lieu d'avis ; il en va de même pour les ventes judiciaires.

Pourquoi l'Etat ne revendique pas certains documents publics

Rappelons tout d’abord que l’Etat n’est pas obligé de revendiquer des biens lui appartenant, il s’agit d’une faculté.
    • En témoignent les jurisprudences suivantes :

- dans le considérant 11. de la décision du Conseil d'Etat en date du 21 juin 2018 (affaire du « Pleurant 17 », n° 408822, Société Pierre Bergé et associé et autres) : «En dernier lieu, dès lors qu’aucune disposition n’impose à l’Etat d’engager une action en revendication de propriété devant le juge judiciaire afin d’obtenir la restitution d’un bien appartenant au domaine public… ». (CE, 21 juin 2018, Société Pierre Bergé et associés, req. n°408822 — Revue générale du droit (revuegeneraledudroit.eu).

- dans le considérant 2.2. de la décision de la cour administrative d'appel de Paris en date du  8 décembre 2015 (affaire de la statue Bembé, n°13PA00567),  le fait pour un propriétaire public de ne pas revendiquer même sur une longue période de temps écoulé depuis la réapparition du bien ne constitue pas une faute de sa part, aucune obligation de revendiquer ne s’imposant à lui (pdf (pappers.fr) .

Le positionnement des administrations a pu varier dans le temps et selon le périmètre administratif, en fonction du cadre législatif et réglementaire et de pratiques professionnelles nourries par un contexte historique, social ou culturel particulier.

   • Actuellement, la pratique administrative généralement admise consiste à ne pas revendiquer :

- les documents publics dont l’appartenance au domaine public (via la mention précise dans des inventaires d’archives, la présence de signes d’enregistrement ou d’appartenance –cotes, tampons, etc.-, par ex.) n’est pas avérée : ce peut être le cas d’archives émanant d’institutions cultuelles ou religieuses, dont une partie a pu être saisie à la Révolution puis intégrée dans les collections publiques, et dont une autre partie a pu être distraite du fonds avant la saisie

- les documents publics dont l’administration possède déjà les minutes (originaux), et dont la valeur informationnelle n’est pas supérieure aux manuscrits déjà conservés dans les fonds publics. N’oublions pas cependant que le statut de brouillon ou de copie n’enlève rien au caractère public ni revendicable d’un document (cf. la jurisprudence du Conseil d’Etat en 2018 sur les archives du général de Gaulle et du maréchal Pétain : Le statut des archives du général de Gaulle et du maréchal Pétain pendant la période 1940-1944 | Droit(s) des archives (hypotheses.org), et celle de la Cour de cassation en 2017 sur les archives du maréchal Pétain : Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 22 février 2017, 16-12.922, Publié au bulletin - Légifrance (legifrance.gouv.fr).

- les documents publics dont le sujet concerne des intérêts individuels, et non la conduite des affaires publiques : à l’instar des lettres de recommandation émanant de ou destinées à des personnes publiques dans l’exercice de leurs fonctions, ou des diplômes/titres individuels etc.
D’une manière générale donc, l’Etat s’abstient de revendiquer des documents certes publics, mais dont le sujet/la pertinence ne touche pas la sphère publique, ou dont la preuve d’appartenance au domaine mobilier public ne peut être clairement administrée.

 

3. La réalité en chiffres

En 2021 et 2022, l’Etat a conduit en moyenne 140 actions en revendication par an auprès de divers détenteurs (maisons de ventes, sites internet, libraires), comme l’atteste l’observatoire interministériel des revendications. Par ailleurs, sur la période 2010-2022,  l’administration de la culture (services centraux et déconcentrés) a procédé en moyenne à 43 revendications par an [1].

Ces chiffres représentent de fait une proportion infime par rapport au volume global des documents vendus en vente publique, ou achetés par l'Etat.

Il demeure également malaisé d’apprécier précisément la valeur vénale des documents revendiqués - laquelle peut ne pas avoir un rapport proportionné avec leur valeur historique : c’est par exemple le cas des documents portant des signatures autographes de personnalités illustres, mais dont la valeur informationnelle ou historique est mineure. Cette appréciation ne peut en effet se fonder que sur la fourchette d’estimation donnée par l’expert en amont de la vente et indiquée au catalogue.

En regard de ces réintégrations dans le patrimoine public, les acquisitions réalisées ou soutenues par les seules Archives de France (ministère de la Culture) entre 2010 et 2022 se sont montées annuellement à la somme moyenne de 303 000 €, qui représente elle-même environ 10% de l’investissement global réalisé par les collectivités territoriales pour enrichir les collections publiques des Archives départementales ou municipales.

Par ailleurs, on constate un  très faible nombre de contentieux – même si leur durée peut être longue (jusqu’à plusieurs années). L’ensemble de ces actions en justice se sont jusqu’à présent conclues par la reconnaissance du caractère public des documents revendiqués.

4. Enjeux et perspectives

L’enjeu majeur aujourd’hui et pour les années à venir consiste d’une part à maintenir la capacité de l’État à protéger le patrimoine archivistique, et d’autre part à sécuriser le marché de l’art par un modus operandi lisible et transparent, par le respect de part et d’autre de la législation comme des règles de bonne conduite adoptées d’un commun accord.

Le Service interministériel des Archives de France travaille activement depuis près de 10 ans à approfondir et optimiser ses relations avec les divers représentants du marché des manuscrits (marchands et experts, CVV) comme avec les autres ministères (Affaires étrangères et Armées).

En attestent les actions suivantes :

  • Un groupe de travail interministériel regroupant les diverses administrations concernées ainsi que des acteurs de ventes publiques a été créé en 2011, pour réfléchir à une meilleure coordination interne comme avec le marché de l’art.
  • En 2012, un délégué et un comité interministériel aux Archives de France (CIAF) ont été mis en place auprès du Premier Ministre, avec pour mission d’élaborer et de piloter toutes les actions de modernisation et de mutualisation entre administrations de l’État, ou entre administrations de l’État et autres autorités administratives en matière d’archives : l’un des points d’attention s’est porté sur la question de la revendication.
  • Les réflexions approfondies au sein de ces instances ont abouti à l’élaboration et à la publication en septembre 2016 d’un vademecum sur la revendication des archives publiques : cet outil a été rédigé conjointement par le CIAF et le CVV, afin d’harmoniser les pratiques ministérielles et  définir les bonnes pratiques à mettre en œuvre par les deux parties (État et marché) en matière d’information et de transparence.
  • depuis 2021, un observatoire interministériel des revendications a été publié sur le portail FranceArchives (Observatoire des restitutions d'archives publiques (FranceArchives)) et sur la plateforme de données ouvertes du ministère de la Culture.gouv.fr (Explore — Ministère de la Culture), afin de rendre accessibles à tous les données concernant les actions menées par l’Etat, tous ministères confondus, en matière de revendication.
  • en 2023, un groupe de travail s’est constitué au sein du ministère de la Culture, afin d’actualiser et d’harmoniser les pratiques en matière de revendications, au vu des évolutions réglementaires ou jurisprudentielles récentes.

 

[1] Une revendication peut porter sur un ou plusieurs lots, composé(s) d’un nombre variable de pièces.

 

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