Page d'histoire : Guillaume de Machaut vers 1300 - avril 1377

Illustration pour le Prologue des Œuvres complètes de Machaut :
Nature présentant à Machaut ses enfants, Sens, Réthorique et Musique
Paris, Bibliothèque nationale de France © BNF

Figure majeure du XIVe siècle français dans le domaine des lettres comme dans celui de la musique, Guillaume de Machaut a été reconnu de son temps et dans toute l'Europe qu'il avait beaucoup parcourue à la suite de son seigneur Jean de Luxembourg, comme une autorité, un poète. On sait le poids accordé à ce mot, réservé, jusqu'à ce qu'Eustache Deschamps l'emploie pour son maître Guillaume, aux seuls auteurs de l'Antiquité.

Né d'une famille non noble originaire de Machault, petit village des Ardennes, Guillaume reçoit la formation d'un clerc à Reims, sans doute, et peut-être à Paris. Vers 1323, il entre au service de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, auprès de qui il occupe diverses fonctions de clerc, de notaire et de secrétaire jusque vers 1340, date à laquelle il semble se fixer à Reims dans des fonctions de chanoine obtenues grâce à l'intercession du "bon roi de Bohême" auprès du pape Jean XXII. Jean de Luxembourg reste pour Guillaume, dans toute son œuvre, le modèle idéal du chevalier large et généreux, hardi et vaillant, symbole des valeurs anciennes dont le poète déplore le déclin. Car Guillaume, semblable en cela à bon nombre d'auteurs du XIVe siècle, a le sentiment d'assister à un bouleversement, voire à l'effondrement d'un monde. Que ce soit dans le domaine des armes - qu'on pense au traumatisme occasionné par les défaites de Crécy (1346) et de Poitiers (1356) -, dans le domaine politique - Guillaume s'inquiète de la mobilité sociale, de l'arrivée des couches nouvelles de conseillers autour de Charles V -, ou dans le domaine moral et amoureux - où se pose avec acuité la question de la loyauté -, Guillaume est confronté à un monde changeant et il n'est pas étonnant que la figure de la roue de Fortune hante son œuvre comme elle orne ses manuscrits.

Lui-même marque un tournant dans le domaine des lettres. Dernier "poète musicien" dans la tradition des troubadours et des trouvères, il pousse à leur ultime épanouissement les tendances du lyrisme médiéval de la voix, pour l'ouvrir au champ de l'écriture, suivant en cela le modèle du Roman de la Rose. Il articule art ancien et art nouveau, ars antiqua et ars nova, "vieille et nouvelle forge" selon ses propres termes dans le Remède de Fortune.

Sa production aussi bien littéraire que musicale se marque par une volonté de totalisation, totalisation de formes et de savoirs dont porte témoignage l'organisation de ses manuscrits. Guillaume de Machaut a pensé sa création, très variée, comme une œuvre. Il en rassemble les divers aspects, poésie lyrique à forme fixe (Louange des Dames), dits narratifs à insertion lyrique, chronique historique (La Prise d'Alexandrie, écrite dans les années 1370-1371 en l'honneur de Pierre Ier de Lusignan, roi de Chypre), dans un livre dont il contrôle - le geste est nouveau - l'organisation et la diffusion. Cette œuvre est à rapporter à son nom. Orgueil de l'écrivain qui signe ses dits. Ainsi du Jugement du Roi de Navarre : "Je, Guillaumes dessus nommez, Qui de Machau sui seurnommez". La signature, le plus souvent par anagramme, est un phénomène caractéristique de son écriture. Le prologue qu'il donne a posteriori au livre (recueil de toutes ses œuvres) est significatif. Guillaume se voit investi d'une mission par deux forces qui l'ont élu : Nature et Amour. Le poète a été "fourmé a part" pour "fourmer/Nouviaus dis amoureus plaisans". Ces dits, que Guillaume y occupe la position du témoin, position du clerc, comme c'est le cas dans le Jugement du Roi de Bohême, le Confort d'ami ou la Fontaine amoureuse ou qu'il tienne la place de l'amant comme dans le Remède de Fortune, le Dit de l'Alerion ou le Voir Dit, rassemblent autour de la question amoureuse toute une réflexion sur l'amour et la création, l'amour et la société.

Jacqueline Cerquiglini-Toulet
professeur de littérature médiévale à l'université de Paris-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2000

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