Page d'histoire : Paul Gauguin Paris, 7 juin 1848 - Atuona (îles Marquises), 8 mai 1903

La "Fête Gloanec", 1888
Paul Gauguin, huile sur toile
Musée des Beaux-Arts,
Orléans, France
© Musée des Beaux-Arts d'Orléans

Lorsque Gauguin mourut à près de cinquante-cinq ans aux îles Marquises, il y a exactement cent ans, son état de santé s’était détérioré depuis des années, et son activité artistique s’affaiblissait. Mais, quelques mois avant sa mort (lettre à Monfreid, août 1902), il pensait, comme à nombre d’étapes de sa vie, trouver une fois de plus un nouvel élan en changeant de lieu d’inspiration, et revenir en Europe, plus précisément en Espagne. Qu’aurait été sa production au début du siècle, dans un contexte artistique en pleine ébullition, au contact de jeunes artistes – Bonnard, Matisse, Picasso – pour lesquels sa peinture comptait plus qu’il ne l’imaginait ? On peut en rêver.

Rêver, Gauguin l’aura fait toute sa vie. Il s’est voulu peintre quand il était encore agent de change, et le devint progressivement à partir de 1876, d’abord en amateur, encouragé par des aînés tels que Pissarro et Degas, qui ont décelé très tôt son talent. En 1883, à trente-cinq ans, il rompt les amarres avec sa vie antérieure, et décide de se consacrer uniquement à la peinture. Ses premiers tableaux véritablement personnels, où il se dégage de l’influence impressionniste vers une recherche de couleurs vives, de plus en plus posées en à-plat, des mises en page surprenantes - sous le règne de Degas et des estampes japonaises, et l’expression d’un « ailleurs », celui d’un monde primitif aussi métaphorique que réel, bref, ce nouveau style date de 1884-1886. « Terrible démangeaison d’inconnu qui me fait faire des folies », reconnaissait-il.

Les premiers voyages vers des lieux qu’il espère à chaque fois inspirants, poétiques en même temps qu’avantageux économiquement, sont la Bretagne (Pont-Aven), l’été 1886, Panama et la Martinique en 1887, puis de nouveau Pont-Aven de 1888 à 1891, avec une escale célèbre de deux mois à Arles près de Vincent van Gogh, son camarade peintre, mais surtout un interlocuteur intellectuel et le frère du marchand (Théo) que Gauguin voudrait s’attacher. Une intéressante exposition accompagnée d’un riche catalogue a récemment illustré ce séjour légendaire.

Encore de grands départs projetés, au Tonkin (janvier 1890) puis à Madagascar, pour fonder ce qu’il espérera en vain être une communauté d’artistes, l’ « atelier des tropiques », enfin à Tahiti, pour où il part le 1er avril 1891.

C’est là que commence vraiment le mythe Gauguin. Or, l’on a un peu tendance aujourd’hui à assimiler le peintre à sa production tahitienne, où il ne fera que développer et moduler ses trouvailles plastiques et poétiques des années précédentes, comme en témoignent par exemple un tableau « breton » mais déjà « tropical » du musée d’Orléans, La fête Gloanec, ou Dans les vagues du musée de Cleveland, ainsi que ces étonnantes poteries et sculptures primitivistes comme le relief sur bois du musée d’Orsay, Soyez mystérieuses. En effet dès la Bretagne : « j’y trouve le sauvage, le primitif. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture ».

Pourtant, malgré l’ironie de certains artistes, comme Renoir – « Que va-t-il chercher si loin ? On peint si bien aux Batignolles ! » – , Gauguin peindra à Tahiti en 1892-1893 ses tableaux les plus spectaculaires et porteurs d’avenir pour l’histoire de la peinture au début du siècle. Sa couleur et ses formes simplifiées préfigurent par exemple Matisse (cf. Pastorales tahitiennes, 1893, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage ou Vahine no te vi, la femme au mango, Baltimore, Museum of Art). Au cours de son second et dernier séjour à Tahiti, puis aux îles Marquises (1895-1903), la maladie (syphilis), l’usure (due à l’alcool) et la solitude lui inspirent des tableaux d’une grande force mélancolique, où le désenchantement s’exprime à travers des rêveries philosophiques, dans quelques chefs-d’œuvre comme le nu de Nevermore (1897, Courtauld Institute, Londres), et surtout son tableau le plus ambitieux. D’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous, que l’on pourra voir à Paris pour la première fois à l’automne 2003 dans l’exposition « Gauguin à Tahiti », toile récemment restaurée, qui n’avait malheureusement pas pu venir de Boston en 1989 à l’occasion de la plus importante rétrospective faite à ce jour.

Le déroulé rapide d’une vingtaine d’années de la vie de Gauguin, son besoin constant de fuir, de créer à l’ombre d’un passé exotique et imaginaire, sa pose constante lors de ses séjours à Paris, incarnée dans ses autoportraits en réprouvé, en martyr, tout cela explique qu’à l’exception de quelques artistes (Degas) et écrivains (Mallarmé), il fut surtout pris en son temps pour un poseur, un agité, un « peintre pour littérateurs », et, depuis sa mort, pour un artiste maudit. Le personnage aura toujours porté de l’ombre à l’artiste. Or, c’est oublier que Gauguin est avant tout un très grand peintre, dont l’intelligence et la conscience de son génie correspondaient en fait à une réalité profonde. Il ne ment pas quand il se décrit, peu avant sa mort, comme l’un de ceux qui, au tournant du siècle dernier, ont « créé la liberté des arts plastiques ».

Françoise Cachin
conservateur général du patrimoine
directrice des Musées de France (1994-2001)

Source: Commemorations Collection 2003

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