Page d'histoire : Napoléon fils de la Révolution ?

La bataille de Lodi, 10 mai 1796
de Louis-François Lejeune, huile sur toile - vers 1804
Châteaux de Versailles et de Trianon
© RMN / D. Arnaudet / G. Blot

Napoléon et la Révolution forment un couple réuni par l’histoire.

Le lien symbolique d’abord est éclatant. Dès la mi-juillet 1789, après la prise de la Bastille, les pouvoirs révolutionnaires de Paris et de Versailles inventaient le drapeau tricolore. Il devait rester le drapeau de la France jusqu’en 1814, c’est-à-dire jusqu’à l’avènement de Louis XVIII, la bien nommée « Restauration », condamnation commune de la Révolution et de la monarchie napoléonienne. En reprenant les trois couleurs, la Révolution de Juillet 1830, à l’inverse, rendra l’honneur et le pouvoir aux anciens napoléoniens comme aux anciens jacobins, familles encore souvent indistinctes.

Le lien symbolique – un même drapeau – ne fait que traduire un lien historique autrement dramatique et concret : de 1792 à 1814 (1815, avec Waterloo) on peut dire que la Révolution et l’Empire ont été combattus par un même ennemi, l’Europe des rois. En plus de vingt ans de guerres presque ininter-rompues le duel politique entre Révolution et Contre-Révolution a coïncidé exactement avec le duel militaire entre la France et le reste de l’Europe.

C’est cette grande évidence qui fait de Napoléon, dans la mémoire commune, le continuateur de la Révolution, donc – peut-on penser – son héritier et son défenseur.

La thèse contraire se fonde sur un autre constat issu de l’examen plus précis d’une série de faits moins éclatants. Héritière directe des grandes années révolutionnaires de 1789 et 1792, années aussi énergiques dans les actes que confuses dans les institutions (1), la République enfin constituée en l’An III (le « Directoire ») a été abolie violemment par le coup d’État du 18 brumaire An VIII.

Après quatre années d’un régime bâtard et transitoire, désigné lui aussi de façon insolite (« le Consulat ») (2), le pouvoir personnel de Napoléon Bonaparte se transforme en une nouvelle monarchie héréditaire, l’Empire. Entre République et Empire, c’est alors la discontinuité qui est évidente. Sous la République, des pouvoirs constitutionnels divers, compétitifs, issus d’élections – sous l’Empire un État fort, concentré et autoritaire. Au temps de la République, l’Église catholique est combattue sous l’Empire (dès le Consulat même) l’État fait sa paix avec elle et tente de coopérer par le Concordat. Au temps de la République, on abolit l’esclavage aux Antilles, au temps de Napoléon, on le restaure. Au temps de la République, les émigrés sont traités en ennemis – sous l’Empire, ils peuvent revenir et même reprendre discrètement les pouvoirs locaux. Au temps de la République, on vivait symboliquement dans le temps nouveau du calendrier rationaliste et rustique à la fois de Romme et Fabre d’Églantine – sous l’Empire, on ose enfin se redater à partir du 1er janvier 1806 et parler la langue commune de la chrétienté. Autorité, religion, ordre social, tradition culturelle ainsi rétablis – ce n’est pas forcément le Mal sub specie aeternitatis, mais c’est à coup sûr le contraire, spectaculairement, de l’avant-brumaire.

Le nouveau régime a beaucoup bâti ou renforcé d’institutions utiles, disent encore ses nombreux partisans contemporains, il a fait aussi beaucoup de répression et de police brutale disent les autres.

Ces bilans contrastés, tels qu’on les entend formuler aujourd’hui encore, sont très liés aux options idéologiques et sentimentales des interlocuteurs, aussi ne saurait-on ici prétendre à les arbitrer. On voudrait seulement ajouter l’énoncé de quelques autres problèmes plus généraux que pose le rapprochement de la Révolution et de l’Empire.

Le premier est celui de la nécessité du 18 brumaire.

La France était-elle en danger d’être vaincue militairement en l’An VIII ? et, au cas où elle l’aurait été, et où elle aurait alors perdu quelques conquêtes (qu’elle perdrait, d’ailleurs en fait, en 1814…), y avait-il quelque probabilité que Louis XVIII ramené à Paris rétablisse l’Ancien régime ? En d’autres termes, était-il nécessaire que Napoléon règne quinze ans, renforce l’État par quelques réformes, et saigne la nation par quelques guerres pour que l’acquit de la Révolution devienne irréversible comme il s’est révélé tel en 1814 ? La question est latente chez les interlocuteurs en présence, mais ne saurait être poussée plus loin car l’histoire réelle est bien trop complexe pour être discutable sur hypothèses. Que se serait-il passé si tel épisode avait eu lieu différemment… c’est, pour les historiens une question illégitime.

Le deuxième problème est plus acceptable, c’est celui des intentions de Napoléon, et, au-delà, celui de sa culture philosophique profonde.

Qu’a-t-il retenu de la Révolution ? Et, au fait, quel est l’apport de la Révolution dont il était l’héritier, le défenseur et le « fils » ? et, au fond, qu’était-ce que « la Révolution » ? On peut penser, comme Georges Lefebvre l’a suggéré, que Napoléon relevait de la catégorie du « despotisme éclairé » : assez rationaliste pour accepter et promouvoir tout ce qui tendait à la modernisation de l’État en abolissant le bric à brac « féodal », sans adhérer en profondeur à l’idéal humaniste qui fait de la Liberté et de l’Égalité (de la Fraternité encore en pointillés, ou du Bonheur…) des valeurs suprêmes. Assez naturellement conservateur pour faire une Monarchie, assez progressiste pour la faire efficace.

D’autres, allant plus loin en faveur de l’Empereur, pensent qu’il a vraiment été un homme des Lumières et que, s’il a bâti sa Monarchie telle qu’il l’a faite, c’est parce qu’il était réellement convaincu qu’il ne fallait pas moins que ce genre de force là pour tenir face à l’ennemi (Antoine Casanova). La discussion se poursuivra à coup sûr, car Napoléon ne quittera pas de longtemps notre horizon.

Un dernier problème est enfin apparu dans la perspective, récente mais si fréquentée aujourd’hui, des commémorations politiques. À l’époque déjà mémorable du bicentenaire de la Révolution, la question s’est posée de savoir en quels termes il fallait commémorer 89. Étant entendu que les citoyens normaux actuels sont humanistes, républicains et acquis aux institutions et aux valeurs de la démocratie libérale, comment doivent-ils apprécier le bilan de la Révolution ? En bien, s’ils pensent que la Révolution est, finalement, dans le long terme, la génitrice en France de la culture de la liberté. En mal, s’ils pensent au contraire qu’elle a surtout inculqué à la France la culture antagoniste, « jacobine » pour dire vite. La première réponse était celle des commémorateurs, la seconde celle de la critique révisionniste que François Furet représentait.

La situation de Napoléon fut un jour entre lui et l’auteur de ces lignes l’objet d’une amicale mais vive querelle sur l’étiquette et la filiation convenant à l’Empereur. On se permet ici de l’évoquer à cause de son caractère pédagogiquement simple et pertinent : Napoléon a été, tout de même, tout le contraire d’un libéral. Si la Révolution a engendré Napoléon (en plus de Robespierre, de Blanqui, et du philo bolchevisme français) alors le passif, le plateau de balance antilibéral de la Révolution est bien lourd. Si Napoléon n’est pas fils de la Révolution, alors la mémoire de la Révolution peut être sauvée grâce aux régimes libéraux (Louis-Philippe, Deuxième République, Troisième République) dont elle a été l’incontestable inspiratrice. Tel était l’enjeu présent de ce débat généalogique.

Bien entendu, c’est là encore un débat qui se prolongera longtemps.

Maurice Agulhon
professeur honoraire au Collège de France
membre du Haut comité des célébrations nationales

1. De 1792 à la fin de l’An III la République a été en effet dans une phase pré– ou anti– constitutionnelle, provisoire, « révolutionnaire » (la Constitution faite en 93 ayant été provisoirement jugée inapplicable).
2. La tradition refuse le mot de République à ces Républiques tâtonnantes (l’une) ou trébuchantes (l’autre) et les désignent, bizarrement, par le nom de leur pouvoir exécutif.

 

Source: Commemorations Collection 2004

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