Page d'histoire : Fernand Léger 4 février 1881 - 17 août 1955

Fernand Léger

 

 

Apparemment simple, aisément lisible, la peinture fermement composée et joyeusement colorée de Fernand Léger peine pourtant à recueillir l’adhésion du plus large public, qui semble lui préférer ses contemporains Picasso ou Matisse, entre autres. Paradoxalement, c’est peut-être la dernière décennie de son parcours, la plus diffusée, celle de l’engagement aux côtés du parti communiste, et du choix de thèmes résolument populaires, qui en a occulté la meilleure part : la richesse d’inventions plastiques, la délicatesse du traitement pictural, qui caractérisent ses périodes antérieures.

Par ailleurs ses curiosités multiples et visionnaires, ses réalisations dans de nombreux domaines (architecture, vitrail, scénographie, cinéma), ses talents d’enseignant (il anima un important atelier, formant de nombreux élèves étrangers), et d’écrivain, la générosité exceptionnelle de sa personnalité et les amitiés entretenues avec les plus grands poètes, architectes ou cinéastes de son temps, lui assurent une place éminente dans l’histoire de la première moitié du XXe siècle.

Cubisme ou tubisme : la loi des contrastes (1907-1914)
Après de premières études d’architecture, Léger se forme à Paris, à l’École des arts décoratifs, et à l’académie Julian. Très vite, il décide d’aller « aux antipodes de l’impressionnisme », et revendique, comme tous les artistes les plus originaux de sa génération, sa propre lecture de Cézanne. Sa première œuvre majeure,
Nus dans la forêt, fait scandale au Salon des indépendants de 1911. Elle présente un enchevêtrement de figures robotisées, construites à partir d’emboîtements de tubes, dans une gamme presque monochrome de gris, beiges et verts sombres.

Dans un deuxième temps seulement, entre 1912 et 1914, Léger élabore sa théorie des contrastes – notion primordiale qui guidera son œuvre entière – et s’applique aussi bien aux formes (contraste de formes géométriques, nettement découpées, et de zones plus floues, fumées ou brouillards, dans La Noce de 1911, ou dans La femme en bleu, 1912) qu’aux couleurs (choc des rouges et des verts, des jaunes et des bleus, scandés par des noirs et des blancs purs). L’utilisation systématique de ce principe va mener Léger jusqu’à la quasi-abstraction des Contrastes de forme de 1913-1914. Variations sur des motifs minimaux, ils combinent les mêmes formes simples (cylindres et tambours), et les mêmes couleurs violentes. Cette présence forte de la couleur le différencie de ses camarades cubistes : Picasso et Braque – ils ont pourtant le même marchand, Daniel-Henry Kahnweiler, et partagent l’espace de sa minuscule galerie, rue Vignon. Léger est plus proche du groupe de Puteaux, autour de Jacques Villon, et se lie avec Robert et Sonia Delaunay.

Du front au rappel à l’ordre : 1914-1925
Au sortir de la terrible expérience de la guerre – mobilisé en août 1914, Léger ne sera finalement réformé que fin 1917 – il retrouve la peinture avec un appétit renouvelé.

Dès l’automne 1917, hospitalisé à Villepinte, il entreprend une série de petites toiles construites à partir des objets de son quotidien (le poêle, le pot à tisane, l’horloge …), découpés en éléments géométriques et remontés en joyeuses mécaniques. Cette série culmine avec La Partie de cartes, sujet cézannien, mais aussi scène de la vie des tranchées.

L’année suivante, Les Disques résument tout l’effort de Léger et marquent sa rupture avec l’avant-guerre. Plus de tubes, mais des cercles, des bandes et de grandes obliques franches, un pur contraste de courbes et de droites, délibérément aplaties, délibérément abstraites.

Même si l’on peut penser à une évocation de la géométrie symbolique et élémentaire des signaux ferroviaires, ou à de vagues engrenages, la série des Disques comme celle des Éléments mécaniques, expriment avant tout une réalité d’ordre plastique, un rythme syncopé de formes simples qui s’opposent et se répondent, s’entrechoquent et s’entraînent.

Ces toiles, si plates, si posément agencées, renvoient cependant à l’intérêt grandissant de Léger pour l’image mobile, pour le cinéma. Il ne tardera d’ailleurs pas à collaborer au film d’Abel Gance, La Roue. Disque ou roue, c’est le « cercle en action » qui fascine Léger, comme le souligne son ami Blaise Cendrars : « Et voici/la peinture devient cette chose énorme qui bouge/La roue/La vie/La machine/L’âme humaine/ une culasse de 75/Mon portrait ».

Les Disques annoncent le grand chef-d’œuvre de 1919, La Ville (Philadelphie), construit sur un format panoramique et combinant des motifs urbains contemporains (poutrelles métalliques, escaliers, lettrages publicitaires, etc.) sur un même rythme à la fois monumental comme un grand mur et syncopé comme un air de jazz.

Après ces célébrations de la beauté de la machine et de la ville moderne, Léger va revenir à la figure, au début des années 20. Une série de magnifiques variations sur le thème de « l’odalisque » – la femme nue dans un intérieur – est sans doute à mettre en rapport avec les baigneuses contemporaines de Picasso ou de Derain, ou avec la production niçoise de Matisse.

Mais par rapport à ce mouvement de « rappel à l’ordre », Léger maintient fermement le principe d’une « figure-objet » mécanisée, démultipliée dans des compositions raffinées (Le grand déjeuner, 1921, MOMA), toujours fondées sur la répétition, le contraste et le contrepoint. La lecture, 1924 (MNAM/Centre Pompidou) en offre un exemple particulièrement abouti : deux figures (l’une allongée, l’autre debout), deux livres – les seules taches rouges, dans une harmonie plutôt froide – trois fleurs, deux mains visibles avec des ongles nettement dessinés et quatre bras de géantes, puissants comme des bielles, dessinent un engrenage vivant et animé, devant la grille abstraite du fond.

Poésie de l’objet (1926-1935)
Dans son film
Le Ballet mécanique réalisé en 1923-1924 avec le cinéaste Dudley Murphy et Man Ray, Léger mettait déjà en avant « l’objet », cadrant en gros plan un alignement de bouteilles, trois chapeaux, un collier de perles, ou une bouche fardée … Il s’inspire également de l’arrangement des vitrines et des procédés de la publicité pour peindre en 1926-1927 une série de natures mortes monumentales, dressant en majesté des objets manufacturés très simplifiés et isolés, tels que parapluie, machine à écrire, roulement à billes ou accordéon.

Puis un tournant s’opère dans sa production. À une esthétique du contraste succède entre 1929 et 1934 ce qu’on pourrait appeler une esthétique de la métamorphose. Il abandonne les formes géométriques, pour les circonvolutions et les replis, et se met à dessiner d’après nature des feuillages, des silex tortueux, des mouchoirs, des vieux gants. Tous ces motifs sont recombinés dans des compositions superbement peintes où joue la poétique étrangeté de certains rapprochements incongrus (la Joconde et un trousseau de clefs, dans La Joconde aux clefs 1930, musée Fernand Léger, Biot). Dans La Baigneuse 1931, c’est l’évocation d’une possible métamorphose : une baigneuse géante aux bras sinueux, à la chevelure flottante « ressemble » au tronc sculptural, pourvu de branches semblables à des bras, peint à côté d’elle.

Réalisme plastique et art social (1936-1955)
Mais bientôt la victoire du Front populaire et l’arrivée à des postes d’influence de certains de ses amis vont requérir Léger pour des entreprises plus ambitieuses – décorations monumentales comme l’immense Composition aux deux perroquets, 1935-1939 (MNAM/Centre Pompidou) ou projet de spectacle total (Naissance d’une cité avec Jean Richard Bloch, 1937) –, des entreprises -destinées à la foule des hommes et non pas seulement à l’individu bourgeois introverti ce dont il a toujours rêvé.

Trois longs séjours à New York entre 1931 et 1939, pleins de projets et de rencontres (avec l’écrivain Dos Passos notamment) avaient familiarisé Léger avec cette métropole emblématique de la modernité. Il y passe les années 1940-1945, et trouve dans la ville, mais aussi dans le paysage américain, de nouveaux motifs : matériel agricole abandonné, végétation sauvage, ou belles cyclistes en « shorts » et maillots multicolores. Il y invente surtout un nouvel usage de la couleur, en s’inspirant du jeu des projecteurs publicitaires balayant les façades de Times Square : la couleur se trouve désormais dissociée du dessin. « J’ai libéré la couleur de la forme en la disposant par larges zones sans l’obliger à épouser les contours de l’objet : elle garde ainsi toute sa force et le dessin aussi »
dira-t-il.

Juste avant son retour en France et un an après Picasso, il adhère au parti communiste en octobre 1945. Il devient dès lors une des figures majeures de la politique culturelle très active du P.C. (ce qui ne l’empêche pas de participer au programme d’art sacré du père Couturier, par les vitraux réalisés à Assy et à Audincourt). Ses thèmes, la série monumentale des Constructeurs (1951), les Parties de campagne, ou La Grande parade (1954) – qui rend hommage aux acrobates, aux clowns, aux écuyères, à tout ce monde du cirque qu’il aime depuis sa jeunesse – illustrent certes son engagement humaniste et fraternel, aux côtés des « travailleurs ». Mais ces toiles qu’il a voulues directes et accessibles à tous relèvent aussi d’une tradition classique. En témoigne l’hommage explicite à Jacques-Louis David que constitue Les Loisirs, peint en 1948-1949 (MNAM/Centre Pompidou).

Isabelle Monod-Fontaine
conservateur général du patrimoine
directrice adjointe du musée national d’Art moderne
Centre national d’art et de culture Georges Pompidou

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Source: Commemorations Collection 2005

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