Page d'histoire : Julien Gracq Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire), 1er juillet 1910 - 22 décembre 2007

Nous commémorons le centenaire de Julien Gracq moins de trois ans après sa mort. Sa vie s’étend sur le XXe siècle presque entier, puisqu’il se souvient de la déclaration de guerre en août 1914, et que son activité littéraire s’est poursuivie jusqu’au volume d’Entretiens qu’il rassemble en 2002. Cette longévité explique que dans son œuvre même la lecture ait pris une place grandissante. Plutôt qu’une vie littéraire, c’est-à-dire faite pour nourrir sa propre légende, à la manière de Malraux, Julien Gracq a eu une vie en littérature : celle d’un homme de livres, réservé devant toute autre forme de médiation, hostile aux images qui nous gouvernent. Gracq appartenait à un âge antérieur au nôtre, et cet écart s’est accentué quand il a accédé à la notoriété, dans les années 1980. Mais il s’était manifesté avec éclat trente ans plus tôt, en 1951, par le refus du prix Goncourt attribué au Rivage des Syrtes. Aux yeux de Gracq, la valeur littéraire ne pouvait être fondée qu’en littérature, par le jugement des lecteurs, et non par une reconnaissance sociale.

Julien Gracq est le nom d’auteur de Louis Poirier, né et mort à Saint-Florent-le-Vieil dans une maison de famille qui borde la Loire, à l’endroit même où les troupes vendéennes passèrent le fleuve pour gagner la Bretagne. Après une enfance paisible et protégée, il a été pensionnaire au lycée de Nantes, puis en khâgne au lycée Henri IV, dans la classe d’Alain. Entré à l’École normale supérieure en 1930, il entreprend, après l’agrégation d’histoire et un diplôme de sciences politiques, une thèse de géographie ; lorsque son œuvre littéraire prend consistance, il y renonce et poursuit sa carrière comme professeur de lycée, partageant son temps entre Paris et Saint-Florent, écrivant au rythme des vacances. Cette vie peu accidentée n’est pas soustraite à l’histoire. Dans les années précédant la guerre, Gracq a milité à l’extrême-gauche, prenant une part active au mouvement des intellectuels antifascistes, avant de renvoyer sa carte du PC à l’annonce du pacte germano-soviétique. Il a fait la campagne de France et s’est comme bien d’autres retrouvé prisonnier après une défaite sans combat. Libéré pour raisons de santé, il s’abstiendra ensuite de tout engagement, excepté celui « de la pensée dans la forme ».

Comme écrivain, Gracq est marqué par le surréalisme. Il l’est en tant que lecteur de Nadja et des Manifestes bien avant de rencontrer Breton et de se lier d’amitié avec lui ; tout en prenant part à certaines activités, il ne fait pas partie du groupe et ne se soumet pas à sa discipline. Il doit à Breton la reconnaissance de ses qualités d’écrivain et une réception attentive de ses premières œuvres ; c’est par là aussi qu’il a été conduit vers son éditeur, José Corti. Le surréalisme est le prisme intellectuel et émotionnel à travers lequel Gracq appréhende la réalité de son temps, surtout dans la première phase de son œuvre, celle qui aboutit au Rivage des Syrtes. C’est à travers lui aussi qu’il s’approprie le romantisme européen, du roman gothique jusqu’à Poe et Wagner. Les premiers romans de Gracq, Au Château d’Argol (1938) et Un beau ténébreux (1945) ainsi que sa pièce sur Le Roi Pêcheur (1948), reprennent à leur manière des questions que le surréalisme avait mises à l’ordre du jour : le rapport entre désir et violence, la fascination du suicide, l’affrontement avec un sacré immanent à la condition humaine ; Le Rivage des Syrtes prolonge les réflexions menées dans sa mouvance sur la sociologie du sacré et le pouvoir du mythe. Gracq consacre en 1949 à Breton un essai qui domine aujourd’hui encore la réception critique du surréalisme ; avant même que son œuvre s’émancipe, c’était largement payer sa dette.

Comment cette œuvre se présente-t-elle à nous ? Elle comprend deux versants principaux, récits de fiction et critique, et deux phases, marquées par le temps de latence qui sépare Le Rivage des Syrtes (1951) de Un balcon en forêt (1958), où Gracq entreprit un roman resté inachevé. Pourtant, elle présente une profonde cohérence, attestée par la constance des thèmes et par le style. Les fictions sont des récits de quête, où l’attente nourrit une conscience romanesque du temps tout en aiguisant la perception, à travers l’espace, d’indices offerts au déchiffrement. Cette quête reste suspendue, au seuil d’une révélation ou d’une catastrophe : sa dynamique suffit à captiver la lecture et à entretenir une tension réflexive, qui porte moins sur l’intériorité psychique que sur le sens de l’histoire et sur les modalités de notre « litige avec le monde ». La critique comprend elle-même deux aspects : des interventions dans le débat intellectuel, dont la plus remarquable est le pamphlet La Littérature à l’estomac (1949) qui prend le contre-pied des thèses de Sartre et définit les droits et devoirs d’une littérature pleinement autonome ; et les Préférences, où la conversation avec les livres aimés se prolonge en une réflexion sur l’histoire littéraire. Dans la dernière période de l’œuvre, la fiction se mue en une exploration des chemins de la vie, tournant à la méditation intime dans Les Eaux étroites (1976), touchant à la sociologie dans le livre sur Nantes, La Forme d’une ville (1985), entretenant dans les recueils mêlés des Lettrines un dialogue inattendu avec les formes les plus neuves des sciences humaines et de la littérature contemporaine.

La distance où se tient Gracq n’est ni une posture ni une marque d’indifférence, mais une réserve nécessaire à la disposition du quant-à-soi et au libre exercice de la pensée. Ses romans sont hantés par l’histoire de notre siècle, celle du processus conduisant à la guerre mondiale dans Le Rivage des Syrtes, et sur un mode différent, à la fois réaliste et onirique, celle de la « drôle de guerre » dans Un balcon en forêt. Son œuvre critique propose, à côté d’admirables exemples de lecture intuitive, un panorama de la littérature moderne où le XIXe siècle est saisi et compris depuis le XXe, comme l’avaient fait Breton et Proust. Quant à son style, il représente un aboutissement de la prose littéraire française. Du surréalisme, il tient sa confiance dans le gouvernement intuitif de la pensée, sa manière de mêler le lyrisme à la prose d’idées. Mais il ne cherche à rompre ni avec l’exercice de la raison, ni avec la tradition. Sa langue est consubstantielle à sa mémoire littéraire : au sens le plus rigoureux du terme elle est une langue de culture – langue dont « le miroitement témoigne, sous le texte apparent, de l’existence d’une universelle doublure littéraire, se rappelant par intervalles au souvenir comme une doublure de couleur vive par les crevés d’un vêtement ». C’est un secret qu’il faut en lisant, en écrivant une vie pour apprendre, et qu’il a emporté avec lui.

Michel Murat
professeur à l’université Paris IV-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2010

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