Page d'histoire : Début de la construction de l'Opéra été 1861

Construction de l’opéra Garnier à Paris

L’ouverture en 1861 du chantier du « nouvel opéra », boulevard des Capucines, constitue le début d’une aventure qui allait durer près de vingt ans (jusqu’à l’achèvement de l’avenue du même nom, en 1879). Elle a marqué durablement l’histoire de l’architecture comme celle de la ville, en donnant à Paris un des ensembles les plus illustres et les plus prestigieux qui soient au monde.

Tout avait commencé dans la logique d’une parfaite administration, celle de la préfecture chargée de répondre au plus vite à un impératif politique : la construction d’une nouvelle salle, dont les dégagements mettent l’empereur à l’abri d’un attentat comme celui dont il venait d’être victime (l’attentat d’Orsini) le 14 janvier 1858, en se rendant rue Le Peletier. Il y a longtemps déjà que cette dernière salle, construite en hâte au lendemain de l’assassinat du duc de Berry, ne donnait plus satisfaction. Le manque d’ampleur des rues qui l’entouraient, tout comme l’insuffisance des dispositifs de lutte contre l’incendie (ainsi que la proximité dangereuse des magasins de décors) commandaient son remplacement à plus ou moins long terme. De fait, non seulement le magasin des décors -brûlera dans la nuit du 19 au 20 juillet 1861 (ce qui ne pouvait qu’accélérer le lancement du chantier), mais la salle elle-même sera détruite par le feu en 1873, avant que le nouvel établissement ait pu être achevé. Interrompu par les événements de la Commune, le chantier reprendra immédiatement après, pour se terminer par la spectaculaire inauguration du 5 janvier 1875 devant un parterre de personnalités venues de toute l’Europe.

Le choix du site de la rue Basse-du-Rempart (autre nom, traditionnel, du boulevard des Capucines) est issu d’une réflexion menée depuis plus d’une décennie sur l’emplacement du futur édifice. Les projets du concours de 1847 pour une reconstruction rue Le Peletier avaient démontré l’étroitesse du terrain, ainsi que l’impossibilité de créer une grande place susceptible de mettre en valeur l’édifice sur le parcours des boulevards (il faudra attendre l’achèvement du boulevard Haussmann et l’ouverture du carrefour Richelieu-Drouot, en 1925, pour qu’un nouveau projet soit mené à bien). Pour l’instant, l’essentiel est qu’on puisse se rendre rapidement du palais des Tuileries au nouvel opéra par une voie large, prestigieuse et sécuritaire. L’idée de l’avenue de l’Opéra est née. Dans la trame des voies perpendiculaires définissant ce quartier de la rive droite, son tracé oblique (selon la diagonale d’un rectangle pris entre la rue de Richelieu et la rue de la Paix) permettra de joindre le Palais-Royal au futur opéra, en se retrouvant d’équerre avec le tracé des grands boulevards. Derrière le monument, des voies en patte d’oie sont prévues pour faciliter la communication avec les rues Lafayette et de Rome, de part et d’autre du quartier Saint-Lazare. Ce tracé complexe ouvre la voie à l’urbanisation des arrondissements extérieurs – aussi bien derrière la gare du Nord que du côté de la plaine Monceau.

Le programme du nouvel édifice a été soigneusement élaboré. On s’est inspiré du théâtre de Dresde, construit en 1838 par Gottfried Semper (et unanimement considéré comme un modèle). De chaque côté de la salle, galeries et vestibules assurent un dégagement rapide en cas d’incendie. Autre avantage, l’accès réservé à la famille impériale est séparé du flux des spectateurs (eux-mêmes distingués entre le public privilégié des abonnés et le reste de la foule). Le tracé en losange du périmètre de la parcelle, isolée de toutes parts par des voies ordonnancées, sera la conséquence de cette distribution alliée à de stricts impératifs de sécurité.

Le choix de l’architecte allait se révéler plus difficile. Il n’avait pourtant fait aucun doute dans l’esprit du préfet de la Seine. Désireux de flatter la famille impériale, Haussmann avait confié le projet à Charles Rohault de Fleury (1801-1875), auteur du pavillon de Rohan (1853) au palais du Louvre, ainsi que des hôtels des Maréchaux, place de l’Étoile (1857, avec J.-I. Hittorff). Ce dernier était surtout connu comme l’architecte du Grand Hôtel du Louvre (1855, avec Jacques-Ignace Hittorff, Alfred Armand et Auguste Pellechet). La même équipe, étroitement liée aux banquiers Pereire, se retrouve à l’Opéra où elle dessine, en 1859, l’ordonnance des immeubles formant le pourtour de l’édifice, ainsi que la place et les entrées de l’avenue. Rohault de Fleury se réserve le monument, mais son projet, par trop respectueux de l’alignement et du gabarit réglementaire, souffre d’une faible articulation entre les éléments du plan qui lui a été imposé. L’ensemble déçoit au point qu’il est décidé de lancer un concours public – un des premiers du genre. Le favori de la Cour est Eugène Viollet-le-Duc, un proche de l’impératrice. Il commettra la même erreur que son concurrent, en se soumettant au règlement urbain, tandis que deux jeunes architectes, Charles Garnier et Léon Ginain, se lancent dans des projets parfaitement monumentaux (au point que les cintres de l’Opéra atteindront la hauteur des tours de Notre-Dame trois fois plus haut que le gabarit des immeubles haussmanniens).

En bousculant ses aînés, la nouvelle génération s’impose sur la scène artistique. Nés tous deux en 1825 (ils mourront aussi la même année, en 1898), les jeunes architectes sont lauréats du prix de Rome : l’un en 1848, l’autre en 1852. Mais l’un adopte un langage emphatique qui doit beaucoup à l’architecture victorienne, tandis que l’autre creuse le sillon d’un rationalisme classique, aussi austère que typiquement français. Entre les deux candidats, la concurrence est rude. Elle se termine par la défaite de Ginain : le 29 mai 1861, au terme de la seconde étape du concours, le jury choisit à l’unanimité la proposition de Charles Garnier. Par la suite, Viollet-le-Duc et ses amis n’auront pas de mots assez durs pour ce projet, accusant son auteur de pompiérisme. Comme tant d’artistes qui n’ont pas choisi la voie du rationalisme moderne, l’architecte est jugé comme un traître par les tenants de l’avant-garde : modernes et académiques sont désormais en conflit ouvert – et ceci, pour près d’un siècle.

Si critiquée qu’elle ait pu être par une partie de la presse professionnelle, l’œuvre de Charles Garnier entraînera immédiatement l’adhésion du grand public – au point de mériter l’appellation d’« Opéra Garnier », immortalisant ainsi le nom de son architecte. Par la richesse du matériau, de la sculpture et de l’ornement, comme par l’ampleur de sa scénographie spatiale, le monument est l’un des plus impressionnants du XIXe siècle. Il résume à lui seul la « fête impériale » (même si, paradoxalement, il ne fut achevé que sous la république des Ducs). Sa descendance sera internationale, au point d’avoir influencé durablement l’architecture et l’urbanisme « Beaux-Arts » américains jusque dans les années trente. Pour un projet qui paraissait hors de toute réalité tant il affirmait le luxe et la monumentalité de son répertoire, au détriment de toute convenance, une telle reconnaissance en fait véritablement une œuvre d’exception.

 

François Loyer
directeur de recherche honoraire au CNRS

Source: Commemorations Collection 2011

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