Page d'histoire : Gaston Bachelard Bar-sur-Aube (Aube), 27 juin 1884 - Paris, 16 octobre 1962

Gaston Bachelard reste la figure emblématique majeure de l’épistémologie française. J’ai avancé, il y a plus de quarante ans, l’expression d’« épistémologie historique » pour désigner, à son propos, la particularité de cette tradition liant étroitement la philosophie et l’histoire des sciences.

Légende républicaine, né à Bar-sur-Aube, d’abord employé des postes, il finit sa carrière comme professeur de philosophie à la Sorbonne après avoir enseigné avec passion la physique et la chimie au lycée. Directeur de l’Institut d’histoire des sciences, il est élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1955.

Philosophe-Janus consacrant autant de temps à scruter les images et les métaphores de textes littéraires qu’à interroger les textes scientifiques sur leur philosophie, il élabore parallèlement une théorie de l’imagination poétique et une « poétique de la rêverie » qui lui valent une renommée internationale. L’eau et les rêves (1942) et L’air et les songes (1943) sont parmi les plus traduits. Une doctrine métaphysique unit les deux versants de son œuvre. D’ascendance schopenhauerienne, de tonalité anti-bergsonienne, elle prend la forme d’une méditation sur la discontinuité du temps et s’expose dans L’intuition de l’instant (1932) et La dialectique de la durée (1936).

Le nouvel esprit scientifique (1934) se présente comme une réflexion sur la nouveauté essentielle des sciences mathématiques et physiques du début du XXe siècle. Géométries non-euclidiennes, théories de la relativité, mécanique ondulatoire et mécanique quantique invitent à repenser les bases métaphysiques de la pensée scientifique. Cette réflexion s’inscrit dans une perspective historique, pédagogique et psychologique, car Bachelard veut penser les rapports qu’instituent les nouvelles doctrines avec les anciennes.

La philosophie du non (1940) présente des analyses portant sur l’évolution de notions fondamentales de la physique ou de la chimie. Philosophe qui entend rester à « l’école des savants », il reprend ses analyses dix ans plus tard, tenant compte des développements récents dans Le rationalisme appliqué (1949), L’activité rationaliste de la physique contemporaine (1951) et Le Matérialisme rationnel (1953).

La Formation de l’esprit scientifique (1938) explore la dimension psychologique et pédagogique des leçons que l’on peut tirer des nouveautés scientifiques. On en retient un ensemble de thèses groupées autour de l’idée de « rupture épistémologique ». Les sciences s’établissent en rupture avec la connaissance commune que paraissaient prolonger les doctrines classiques du XVIIe au XIXe siècle. De là, les célèbres lignes : « Quand on cherche les conditions psychologiques du progrès, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en terme d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique ». Il n’y a donc pas de vérités premières, « il n’y a que des erreurs premières ». L’esprit devant la science n’est pas jeune, « il a l’âge de ses préjugés ». Et, dans la connaissance scientifique, « rien n’est donné, tout est construit ». Bachelard résume : « Le réel n’est jamais ce que nous pourrions croire ; il est toujours ce que nous aurions dû penser ».

À l’aide d’exemples attrayants, il fait l’inventaire de ces obstacles (expérience première, substantialisme, animisme…) et montre comment ils s’enracinent dans des « complexes » inconscients. Il en tire le projet d’une « psychanalyse de la connaissance objective ». Toute connaissance scientifique étant le résultat d’une rectification, laquelle suppose une « problématisation » des évidences, il considère que l’essentiel de la pédagogie dans les sciences consiste à introduire les élèves au « sens du problème ».

Cette philosophie ne se résume toutefois pas à ce noyau thématique. Elle comporte une thèse s’exprimant dans le Nouvel esprit scientifique : « La science crée de la philosophie », puis de façon polémique et programmatique dans La philosophie du non : « Le philosophe croit que la philosophie des sciences peut se borner aux principes des sciences, aux thèmes généraux… ». Mais il est bien plus intéressant de « retracer la vie philosophique des notions » en étudiant « les notions philosophiques engagées dans l’évolution de la pensée scientifique ».

La philosophie des sciences apparaît ainsi comme « interne » aux sciences. Il revient aux philosophes de l’expliciter et de s’engager dans son mouvement au risque de bousculer les doctrines élaborées (rationalisme, réalisme, positivisme, idéalisme…). Bachelard récuse ainsi les oppositions sur lesquelles ont tablé les modernes théories de la connaissance. À suivre la dialectique à l’œuvre dans le travail des physiciens par exemple, on ne rencontre en effet jamais le supposé face à face d’un sujet et d’un objet, de l’abstrait ou du concret, de l’esprit et de la matière… L’objet n’est jamais qu’objectivation, le réel que réalisation et le sujet que subjectivation. Ce qui importe, c’est le mouvement.

Aux interrogations sur le réel, sur le déterminisme, sur l’espace ou le temps s’ajoutent celles que suscite la physique des grands instruments et, prévoit-il en 1940, celles que soulèveront les sciences biologiques dès lors que les philosophes voudront bien prendre en considération que la « causalité formelle, si méconnue, si légèrement rejetée par les réalistes, pourrait être étudiée dans un esprit philosophique nouveau ».

Cette conception demande aux philosophes d’acquérir une formation scientifique suffisante pour juger des notions philosophiques à l’œuvre dans la science en train de se faire. Elle affirme de surcroît « l’actualité de l’histoire des sciences », en tant que cette histoire offre un matériau indispensable pour dégager les ressorts philosophiques de la conceptualisation scientifique. Cette histoire a ceci de particulier qu’elle « juge » son passé et procède par « récurrences ». De ces jugements, l’esprit peut tirer quelque leçon de liberté.

C’est un thème constant de Bachelard depuis l’Essai sur la connaissance approchée (1928) que les mathématiques ne sauraient être conçues comme un langage bien fait. Si l’on peut succomber à l’illusion que l’esprit scientifique « reste au fond le même à travers ses rectifications les plus profondes », c’est qu’« on n’estime pas à sa juste valeur le rôle des mathématiques dans la pensée scientifique… ». L’essence des mathématiques tenant dans leur puissance d’« invention », elles apparaissent comme l’élément moteur du dynamisme de la pensée scientifique, mais ne sauraient être réduites au statut de simple langage exprimant des faits d’observation.

D’où l’accent mis non sur l’observation, mais sur l’expérimentation dans les sciences physiques. Les observations du type lectures-d’index que Carnap utilise pour défendre son physicalisme n’ont, pour Bachelard, aucune valeur scientifique. Les objets qu’explorent les sciences physiques ne sont point non plus des « choses ». Ils ne sont pas naturels, mais artificiellement créés à des fins de connaissance. Et les instruments doivent être considérés non comme des outils perfectionnés, mais comme des « théories matérialisées » dont le degré de précision doit être ajusté à l’objectif de la recherche.

Il définit ainsi un type original de philosophie des sciences qui se signale par son ambition de dégager la philosophie à l’œuvre dans la science en train de se faire, à la lumière de l’histoire dont elle doit assumer l’héritage.

Dominique Lecourt
philosophe professeur à l’université Paris Diderot (P7)

Source: Commemorations Collection 2012

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