Page d'histoire : Henri de Toulouse-Lautrec Albi, 24 novembre 1864 - Saint-André-du-Bois (Gironde), 9 septembre 1901

La Toilette - Huile sur carton, 1889
Paris, musée d'Orsay
© RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

La modiste (Mademoiselle Louise Blouet d'Enguin) - Huile sur bois, 1900
Albi, Musée Toulouse-Lautrec
Cliché François Pons, Musée Toulouse-Lautrec, Albi, Tarn, France

Henri de Toulouse-Lautrec voit le jour dans l’hôtel familial du Bosc, à Albi, rue de l’École-Mage qui porte aujourd’hui son nom. Sa famille, légitimiste, appartient à une ancienne lignée du Sud-Ouest : son père, le comte Alphonse, était officier de cavalerie jusqu’à son mariage avec Adèle Tapié de Céleyran, sa cousine germaine. Louise et sa sœur Gabrielle, les grands-mères d’Henri, le décrivent comme un enfant enjoué, joyeux, quoique de santé fragile. Son enfance se déroule entre les différentes propriétés familiales, puis à Paris dès 1872, ses parents ayant choisi de s’y installer pour lui permettre de poursuivre sa scolarité au lycée Fontanes (actuel lycée Condorcet). Il y rencontre le jeune Maurice Joyant, qui jouera un rôle important dans sa vie ; il a aussi l’occasion de connaître un ami de son père, le peintre animalier René Princeteau, qui sera son premier maître.

L’insouciance de l’enfance va vite s’effacer, en raison de douleurs fréquentes dans les jambes et les articulations, symptômes d’une maladie congénitale due à la consanguinité ; les manifestations les plus marquantes de cette pathologie surviennent en 1878 et 1879, quand Henri se casse successivement les deux jambes. Ces fractures déterminent sa destinée : pour occuper de longs mois de convalescence, il dessine et peint, oubliant ainsi son immobilisation, et développe un goût largement partagé par ses proches et le sens inné du trait qu’il avait manifesté très tôt. Ce penchant devient une vocation qu’il affirme auprès de Princeteau, puis en fréquentant les ateliers académiques de Léon Bonnat et surtout de Fernand Cormon. Peintre d’histoire, ce dernier propose une formation académique qu’Henri suit jusqu’en 1887.

Avec ses camarades d’atelier, il s’ouvre cependant peu à peu à des démarches artistiques en rupture avec l’art officiel : il admire la rétrospective consacrée à Manet en 1884, visite l’exposition impressionniste de 1886, découvre les principes divisionnistes mis en œuvre par Seurat. Il fréquente le groupe de Pont-Aven, échange avec Van Gogh, qui arrive chez Cormon en 1886 et partage sa passion pour les estampes japonaises.

Ses déambulations à Montmartre où se trouvent les ateliers de Bonnat et de Cormon contribuent à son évolution ; dès 1884, il s’installe rue Fontaine, dans la maison où est situé l’atelier de Degas. La Butte est fréquentée par une population interlope d’ouvriers, de voyous, de pierreuses, mais aussi d’artistes qui profitent des loyers peu élevés. On y vient s’encanailler et se distraire dans les bals, dans les cabarets et cafés-concerts. Témoin et acteur de la bohème, Henri fait le choix de traiter de sujets « modernes », et d’évoquer aussi le petit peuple. Ses premières illustrations sont publiées dans le Mirliton, journal du cabaret de Bruant, où il expose des toiles illustrant les goualantes du chansonnier ; la rousse Carmen Gaudin, Rosa la Rouge, les chahuteurs des bals populaires, puis les vedettes des cafés-concerts l’inspirent

Le succès arrive en 1891, avec l’affiche du Moulin-Rouge. Lautrec s’engage alors dans la création de lithographies, images fortes et synthétiques qui donnent sa noblesse à l’affiche et lui valent la reconnaissance des milieux d’avant-garde. S’appuyant sur cette notoriété naissante, il immortalise Bruant dans des placards où s’impose son sens de la couleur et de la simplification formelle ; il est inspiré par la danseuse Jane Avril, capte les mimiques d’Yvette Guilbert, la « diseuse fin de siècle ». Il travaille par cycles autour des stars, et conçoit des effigies qui s’imposent par leur évidence plastique, témoignant d’un sens aigu de l’observation et d’une lucidité sans concession.

En quête de l’humain, il produit une série d’œuvres sur les maisons closes datant essentiellement des années 1893-94, évoquant cet univers d’enfermement sans complaisance. Il porte un regard sensible et attentif sur les prostituées qu’il dépeint dans une approche naturaliste, s’attardant sur un visage, le geste d’une fille qui attache son bas, ou restituant la passivité lasse de ces femmes au Salon de la rue des Moulins (1894). L’album de lithographies Elles (1894) saisit l’instant avec virtuosité au plus près du quotidien des filles dont l’artiste traduit l’intimité à la manière du maître de l’estampe japonaise Outamaro.

Familier du cercle de la Revue Blanche, Lautrec s’intéresse aussi au théâtre ; il fréquente la Comédie-Française autant que les scènes d’avant-garde, réalise programmes ou décors. Comme ses amis Nabis, Toulouse-Lautrec est peu soucieux de la hiérarchie des genres ; il participe par ses affiches, ses illustrations et couvertures de livres ou de revues, mais aussi avec un projet de vitrail et des reliures, au développement des arts décoratifs porté par l’Art nouveau.

Travailleur acharné, l’artiste vit trop intensément ; syphilis et alcoolisme dégradent chaque année un peu plus sa santé. Sa production diminue dès 1897, son caractère s’altère et les troubles de son comportement sont de plus en plus inquiétants. Au début de 1899, sa famille le fait interner dans une clinique de Neuilly afin de tenter une désintoxication. Une campagne de presse se déchaîne, stigmatisant l’aristocrate déchu. Frappé par cette privation de liberté, Lautrec réalise de mémoire une remarquable série de dessins sur le thème du cirque et dira : « j’ai acheté ma liberté avec mes dessins ». Il sort au mois de mai, il lui reste alors deux ans à vivre. Ses dernières œuvres témoignent de son acharnement à créer : lithographies de chevaux et de champs de courses, portraits lumineux d’une serveuse du bar du Havre, Miss Dolly (1899), ou plus intimiste d’un mannequin-modiste (1900), affirment sa maîtrise retrouvée.

Une dernière fois, sa passion des spectacles lui inspire plusieurs toiles durant l’hiver 1900-1901 passé à Bordeaux où il fréquente le Théâtre Français et le Grand Théâtre. Ces œuvres rompent avec le graphisme nerveux et élégant qui caractérise les peintures de la maturité, et frappent par l’emploi d’une matière picturale plus épaisse avec une palette de couleurs simplifiée.

Ses forces l’abandonnant, Lautrec revient à Paris au printemps 1901 et s’emploie à classer les œuvres restées dans son atelier de l’avenue Frochot ; puis il quitte la capitale et arrive exténué au château maternel, Malromé, dans le Bordelais. Il s’éteint près de celle qui n’a cessé d’être pour lui un repère et un soutien.

Les parents du peintre, secondés par son défenseur et historiographe, Maurice Joyant, et par son cousin germain Gabriel Tapié de Céleyran, vont s’efforcer d’assurer la postérité de son œuvre. Les peintures qui se trouvent dans l’atelier sont proposées aux musées parisiens qui les refusent. Sa ville natale saura se montrer plus clairvoyante. Le Palais de la Berbie, imposante forteresse édifiée au XIIIe siècle, devenue propriété du Conseil général sous l’Empire, avait été choisi par la ville au début du siècle pour l’aménagement du musée des Beaux-Arts. Des galeries Toulouse-Lautrec y sont inaugurées en 1922, et le musée devient un lieu de référence avec la plus riche collection publique au monde du peintre. Après une ambitieuse restructuration, la Berbie propose des salles rénovées offrant une rencontre sensible et didactique avec l’œuvre singulier d’un artiste qui, au-delà de l’image du Paris fin-de-siècle, a su inventer un langage plastique synthétique et original, ouvrant les voies de la modernité.

 

Danièle Devynck
conservateur en chef
directrice du musée Toulouse-Lautrec

 

Voir Célébrations nationales 2001

Source: Commemorations Collection 2014

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