Page d'histoire : Émile Durkheim Epinal (Vosges), 15 avril 1858 – Paris, 15 novembre 1917

Portrait d’Émile Durkheim, photographie non signée, non datée, Paris, bibliothèque SHS Descartes CNRS.

 

Emile Durkheim est à la fois l’un des principaux philosophes du tournant du XXe siècle et l’un des plus éminents représentants de la génération des « intellectuels » engagés dans l’élaboration et le soutien de l’oeuvre politique de la IIIe République. Mais il est surtout identifié comme l’un des pères fondateurs d’une discipline – la sociologie – à laquelle il a donné de solides fondations tant conceptuelles que méthodologiques. Dans le droit fil de la démarche comtienne, Durkheim a ainsi tenté de forger les instruments théoriques et méthodologiques propres à produire une connaissance positive du monde social susceptible, selon lui, de fonder une morale et d’inspirer l’action politique. « Nous estimons, affirmait-­il, que nos recherches ne mériteraient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. »

Qu’il s’agisse des conditions du maintien et de la légitimité de l’ordre social (De la division du travail social, 1893), des fonctions de l’éducation scolaire (L’Évolution pédagogique en France, 1938, posthume), du rapport des indi­vidus à leur expérience sociale (Le Suicide, 1897), du rôle des émotions dans la cohésion sociale (L’Éducation morale, 1925, posthume) ou encore de la signi­fication des conduites religieuses (Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912), on constate que l’entreprise durkheimienne a enrôlé la sociologie naissante dans la plupart des débats politiques et sociaux de son temps, et que ces débats sont aujourd’hui encore au cœur des grandes questions que nos sociétés se posent sur elles­mêmes.

Mais, autant que les réponses apportées, les termes dans lesquels les questions sont abordées révèlent la modernité de leur auteur. Dès Les Règles de la méthode sociologique de 1895, la rupture est en effet éclatante avec les démarches intellectuelles de ses prédécesseurs ; elle sera décisive pour l’avenir de la nou­velle discipline fondée par Durkheim. La sociologie se voit en effet conférer un cadre théorique et conceptuel original en forme de « programme de recherche » lui permettant de quitter les limbes de la simple induction pour entrer dans l’univers majeur des sciences hypothético­déductives.

Pourtant, l’œuvre de Durkheim est loin, dans l’ensemble, de constituer une réfé­rence privilégiée pour la sociologie contemporaine. Tant sur le plan épistémolo­gique que sur celui de ses orientations théoriques cardinales, cette dernière semble s’être éloignée d’une entreprise qu’elle juge, de façon inégalement informée, par trop « positiviste » et par trop « holiste ». Mais la sociologie durkheimienne vaut infiniment plus que sa vulgate : d’une part, ce positivisme joue le plus souvent le rôle d’un utile garde-­fou contre bien des dérives scientifiques et, d’autre part, ce holisme est toujours conjugué avec un individualisme qui, à y bien regarder, s’avère décisif dans les processus explicatifs. Aussi convient-­il sans doute de rectifier une représentation qui se fonde trop rapidement sur les écrits dogmatiques de Durkheim au détriment d’analyses aussi nuancées que subtiles.

À rebours de certaines idées reçues, on trouve ainsi en Durkheim un auteur à la pensée et à la démarche aussi complexes que mouvantes, un praticien respon­sable d’une démarche « compréhensive » (au sens wébérien du terme) qu’il a toujours considérée comme indissociable de l’explication causale, ou encore un théoricien convaincu de la « déconstruction » dont se gargarisent certains de nos contemporains. Mais on y reconnaît aussi, en décalage sensible avec certaines des orientations les moins bien inspirées de la sociologie contempo­raine, un théoricien de l’action privilégiant l’étude des conduites des acteurs sur celle de leurs discours, toujours suspects de rationalisation, un analyste sou­cieux de lier étroitement les concepts et les faits, de subsumer les explications dans des systèmes théoriques plus larges, et encore un savant continuellement obsédé par la question de l’administration de la preuve.

Ainsi, l’œuvre durkheimienne nous apparaît tout à la fois plus différenciée, plus moderne et, surtout, plus féconde qu’ont tenté de le faire accroire de trop rapides proclamations de son épuisement théorique et méthodologique. Cent ans après la disparition de son auteur, elle n’a pas cessé d’inspirer ses successeurs, tant par la pertinence et l’actualité des questions qui la fondent que par la richesse des perspectives de recherche qu’elle continue à ouvrir. C’est là, sans doute, sa véritable modernité.

Charles-Henry Cuin
professeur émérite
université de Bordeaux Centre Émile Durkheim

 

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Source: Commemorations Collection 2017

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