Page d'histoire : Jean Auguste Dominique Ingres Montauban (Tarn-et-Garonne), 29 août 1780 - Paris, 14 janvier 1867

Jupiter et Thétis, huile sur toile d’Ingres, 1811,
dépôt du FNAC, Paris, Aix-en-Provence, musée Granet.

Ingres, un révolutionnaire ? À la suite d’une historiographie qui, dès le XIXe siècle, a fait du maître de Montauban le père de l’académisme, un artiste hors de son temps et trop occupé à considérer les Grecs et les Anciens, la formule sonne paradoxale. Pourtant c’est bien ce projet-làqu’il s’était fixé : « l’art aurait bon besoin qu’on le réformât et je voudrais bien être ce révolutionnaire-là », écrit-il en 1806. Il s’y attelle et y réussit. Mais il suivit une voie si originale qu’elle ne fut pas toujours comprise ; certains même de ses élèves n’en perçurent pas la portée, s’appliquant à transformer les leçons du maître en recettes. Et l’un des peintres les plus originaux de se voir taxé d’académisme. Il fallut toute l’énergie d’un Picasso pour que le génie d’Ingres fût, au début du XXe siècle, à nouveau apprécié et que son ascendant sur l’art français, de Hippolyte Flandrin à Bouguereau, de Jean-Baptiste Camille Corot à Gustave Moreau, voire à Courbet et aux photographes, apparût au grand jour. Car la voie qu’emprunta Ingres semblait, de prime abord, tourner le dos aux préoccupations sociales d’un siècle qui vit le triomphe du réalisme. Il entreprit, en effet, de « régénérer » la forme, cette forme qu’il avait appris à aimer dans l’atelier de son maître Jacques-Louis David, mais qui sombrait alors dans la répétition stérile de suiveurs plus ou moins inspirés. Loin d’être l’héritier de David, il en trahit les principes, orientant le « beau idéal » dans une direction opposée à la sienne : à l’expression de l’héroïsme, porteur des valeurs morales et civiques, et à la tentation « réaliste » des dernières années du peintre du Sacre de Napoléon, il préféra l’exaltation du caractère abstrait de la ligne, d’une ligne qui se veut avant tout voluptueuse et où, comme dans la Grande Odalisque peinte pour Caroline Murat, la vérité de la beauté pure s’affirme au détriment de la vérité anatomique. Le héros davidien, tout de muscles et de détermination, doit alors le céder à l’odalisque, à ces nombreux nus féminins qui jalonnent la carrière de l’artiste, du dos de la Baigneuse Valpinçon jusqu’au tardif Bain turc en passant par les diverses Angélique. Pour régénérer la peinture, Ingres entendait remonter la chaîne des temps et « faire régresser l’art jusqu’à son origine ». Ayant côtoyé, dans l’atelier de David, la « secte des Barbus », il vit dans le primitivisme une manière de se libérer de la routine et des recettes d’atelier : aussi étudia-t-il aussi bien les figures des vases antiques que le hiératisme du retable de l’Adoration de l’Agneau mystique de Van Eyck ; ce dernier l’inspira pour son portrait de Napoléon sur le trône impérial. La frontalité iconique de l’Empereur, la simplification des volumes, le hiératisme de l’image rebutèrent les contemporains. Ce primitivisme était par trop novateur. Est-ce à dire qu’Ingres fut vraiment « ce Chinois égaré dans les rues d’Athènes », décrit par Théophile Silvestre, créant en dehors des préoccupations de son époque ? Pas vraiment. S’il ne peignit pas comme Eugène Delacroix – qu’on ne cessa de lui opposer – de grandes compositions d’histoire contemporaine, c’est par le portrait que non seulement il se fit le témoin de son temps, mais qu’il transcrivit aussi les valeurs de son époque. L’abondance des portraits dans son œuvre doit être comprise comme une manière personnelle d’envisager le « sujet moderne », parallèlement à ses tableaux historiques dont il puisait les sujets dans l’Antiquité ou à ses tableaux religieux. Le portrait de Louis François Bertin, le directeur du Journal des débats, exprime la toute-puissance de la presse dans les années 1830. Là où Raphaël, auquel il vouait un culte, avait créé, avec Baldassare Castiglione, l’image idéale de l’humaniste de la Renaissance, Ingres hissait son modèle au rang d’archétype de la bourgeoisie au pouvoir : le portrait de Louis François Bertin ne sera bientôt plus dénommé autrement que « Monsieur Bertin », soulignant ce nouveau titre de noblesse. Loin donc de l’image monolithique du peintre académique qu’on lui a quelquefois accolée, Ingres assume et unifie, par une détermination artistique sans faille et son originalité propre, les tensions qui le traversent et nourrissent son génie, mais aussi celles qui agitent son époque : attentif au respect de la tradition, il préside à une extraordinaire libération de la forme ; désireux de réformer la peinture, il cherche à en revenir à l’enfance de l’art ; maître de la ligne, il exalte, dans le rendu des matières et des chairs, le pouvoir expressif de la couleur ; peintre des Grecs et des dieux au siècle du réalisme, il trouve dans le portrait le moyen de mettre au jour les forces sociales, culturelles, morales de son temps.

Sébastien Allard
conservateur général
directeur du département des Peintures du musée du Louvre

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Source: Commemorations Collection 2017

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