Page d'histoire : Nicolas Poussin Les Andelys (Eure), 15 juin 1594 - Rome, 19 novembre 1665

L’Inspiration du poète, huile sur toile de Nicolas Poussin,
vers 1627 ou 1629, Paris, musée du Louvre.
© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Martine Beck-Coppola

Poussin est notre plus grand peintre. Il a mis la barre haut, ce qui rend son oeuvre d’un accès difficile et explique que l’artiste n’a pas la popularité d’un Delacroix, d’un Manet, d’un Monet, d’un Matisse ou même d’un Georges de La Tour.

Né aux Andelys en Normandie, en 1594 vraisemblablement, Nicolas est le fils d’un soldat d’une noble famille de Soissons et d’une jeune veuve, Marie de Laisement. Si sa formation scolaire et artistique nous échappe, elle doit sans doute beaucoup au peintre Quentin Varin qui, dans sa ville natale, signa et data en 1612 trois tableaux. En fait, le peu que nous sachions de Poussin avant 1624 – date de son installation quasi définitive à Rome – repose sur les écrits de ses premiers biographes : Mancini, Bellori, Félibien, Sandrart et Passeri qui, eux-mêmes, tirèrent leurs informations de ce que Poussin voulut bien leur livrer.

Jeune encore, Poussin se rendit à Rouen, puis à Paris, centre artistique dont on a longtemps sous-estimé l’importance dans ses années de formation. On sait par Poussin lui-même que la Cène de Pourbus le marqua et que sa volonté de se rendre à Rome, alors capitale incontestée des arts, fut précoce. Une première tentative – il ne dépassa pas Florence – échoua. Un séjour à Lyon vers 1622 fut sans doute important. Ses premières commandes – six grandes toiles, aujourd’hui perdues, commandées par les Jésuites à l’occasion de la canonisation des saints Ignace et François Xavier – le firent remarquer, par le cavalier Marin notamment, établi à Paris à la demande de Marie de Médicis et considéré comme le plus grand poète italien de son temps. La chance a voulu que plusieurs tableaux de Poussin peints avant Rome aient permis de clore un débat qui a longtemps divisé les poussinistes : Poussin doit-t-il tout à l’Italie – celle de l’Antiquité et de Raphaël – ou est-ce en artiste pleinement formé en France qu’il s’établit à Rome ? En d’autres mots, Poussin « peintre français » ou « peintre romain » ? La Mort de la Vierge, une commande pour Notre-Dame de Paris récemment retrouvée dans l’église Saint-Pancrace de Sterrebeek près de Bruxelles, en est un exemple. Poussin se fixa à Rome pour les raisons qui poussèrent Van Gogh et Picasso à choisir Paris et si sa dette à l’égard de l’Italie est immense, il n’empêche qu’à son arrivée à Rome il avait acquis une parfaite maîtrise de son art. Ses débuts furent difficiles. Sans protection dans une ville où la concurrence était rude, de santé fragile, il ne peut s’imposer qu’à partir de 1627 avec la commande par le cardinal Francesco Barberini, neveu d’Urbain VIII, de La Mort de Germanicus, tableau illustre qui fit sensation. Elle fut suivie par celle, prestigieuse, pour la basilique Saint-Pierre, du Martyre de saint Érasme, obtenue grâce notamment à l’appui – qui peut surprendre – du Bernin.

Durant ses premières années romaines, Poussin peint abondamment des scènes mythologiques parfois lestes, en plusieurs exemplaires, dans un style sensible aux exemples vénitiens (Titien surtout : Poussin n’avait-il pas, sur le chemin de Rome, fait étape à Venise ?) mais également des tableaux d’une grande puissance émotive (Le Massacre des Innocents).

Le 1er septembre 1630, Poussin épouse Anne-Marie Dughet de qui il n’aura pas d’enfants, rareté au XVIIe siècle. Son frère, Gaspard Dughet, sera formé par Poussin avant d’être reconnu parmi les plus grands peintres paysagistes de son siècle. À partir de cette date, Poussin est admiré par des amateurs romains de grand poids, Cassiano dal Pozzo en tout premier, sans oublier Gian Maria Roscioli, élu pape Clément IX en 1667, par la cour d’Espagne et par le cardinal de Richelieu, qui lui commande les trois fameuses Bacchanales dites Richelieu. C’est pour le premier de ces mécènes qu’il peint sa série des sept Sacrements (aujourd’hui divisée entre plusieurs musées anglais et américains et la collection du duc de Rutland), une des entreprises les plus ambitieuses de toute l’histoire de la peinture. Paul Fréart de Chantelou, son principal mécène français avec Jean Pointel et Jacques Serizier, lui commande en 1637 La Manne, oeuvre exemplaire des nouvelles ambitions de Poussin : transcrire le récit biblique en une image érudite, archéologiquement vraisemblable, qui oblige à la réflexion et en distingue la portée. Peu avant son départ pour Paris, où l’appelle fermement Louis XIII, Poussin peint Les Bergers d’Arcadie, méditation sur la mort omniprésente qui veille et nous frappera à notre tour.

Le séjour parisien (1640-1642) fut un échec : Poussin, jalousé par Simon Vouet, surchargé de commandes par le roi (la Grande galerie du Louvre), le cardinal de Richelieu et François Sublet de Noyers, surintendant des Bâtiments, prend prétexte de la santé de sa femme pour regagner Rome tout en promettant un prompt retour à Paris. Les morts successives de Richelieu et de Louis XIII le libèrent de son engagement. Les commandes françaises affluent (seconde série des Sacrements, cette fois pour Chantelou), Éliézer et Rébecca, L’Orage, Le Temps calme pour Pointel, et italiennes : Paysage avec Pyrame et Thisbé pour Cassiano dal Pozzo. Poussin peint peu et lentement, choisit ses clients et le sujet des tableaux qu’il leur destine.

Sa maladie s’aggrave, ses mains tremblent. Si avant 1640, il était en concurrence avec le Dominiquin, Pierre de Cortone et Guido Reni, à son retour, il s’isole, peint ce qui lui plaît, la Bible, l’Ancien Testament (avec une prédilection marquée pour l’histoire de Moïse : Moïse exposé sur les eaux, 1654) comme le Nouveau (près de six Sainte Famille dans la première moitié des années 1650) et l’histoire ancienne (Les Funérailles et Les Cendres de Phocion, Le Testament d’Eudamidas, tableau préféré de Napoléon), la mythologie (La Naissance de Bacchus). Mais Poussin accorde dorénavant une place primordiale à la nature, à sa fécondité et à l’insignifiance de l’homme. Ainsi le Paysage avec Orion peint en 1658 pour Michel Passart : le géant Orion, aveugle, guidé par Cédalion monté sur ses épaules, cherche les rayons du soleil qui lui rendront la vue ; Diane de qui il fut aimé, debout sur un nuage, le regarde. Ainsi surtout ses ultimes chefs-d’oeuvre, ces paysages bibliques que sont Les Saisons, Le Printemps ou Le Paradis terrestre, L’Été ou Ruth et Booz, L’Automne ou La Grappe de Canaan ou La Terre promise et enfin L’Hiver ou Le Déluge, considéré par bien des historiens de l’art comme le plus beau tableau du Louvre ; Les Saisons ou Les Quatre Heures du jour ou encore Les Quatre Âges de la vie avec, en guise d’épilogue, la fin de l’humanité, avec l’ultime espoir du serpent et de l’arche, allusion à l’arche de Noé.

Anne-Marie, sa femme, meurt en octobre 1664. Un an plus tard, le 19 novembre, gravement malade, il disparaît à son tour. Il avait cessé de tenir les pinceaux. Il est enterré dans l’église San Lorenzo in Lucina à Rome.

Outre une belle fortune, Poussin laisse une belle correspondance, dont une partie seulement a survécu, qui montre un artiste sûr de son génie – « je n’ai rien négligé » –, un observateur lucide des événements politiques de son temps, un artiste s’interrogeant sur les ambitions de la peinture : « […] la fin de l’art est la délectation. » Mais le plus émouvant témoignage que l’on ait conservé sur Poussin revient au Bernin. Invité en 1665 à Paris par Louis XIV, le Bernin, en qui l’on voit par commodité le symbole du baroque par opposition au « classique » Poussin, courut, guidé par Chantelou, les collections parisiennes pour y admirer les oeuvres de Poussin que l’on y conservait alors en grand nombre. Devant Les Cendres de Phocion il s’exclame, se frappant le front : « Il signor Poussin è un pittore che lavora di là. » Quelques heures après avoir admiré les Sacrements, en promenade et se tournant vers Chantelou : « Non mi posso levar del pensamento questo suoi quadri. » Et en effet, les oeuvres de Poussin, qui exigent que l’on s’arrête longtemps devant chacune d’elles, font réfléchir – et ne s’oublient pas – tant par leur beauté formelle (raffinement du coloris, rigueur dans la construction de l’espace) que par leur force inventive et leur immense ambition.

L’oeuvre de Poussin ne se livre pas en un instant. Chaque tableau se lit différemment selon sa date, chaque tableau est le fruit d’une réflexion qui prend en compte de multiples sources littéraires et les sources visuelles les plus variées. Cette érudition qu’on lui a parfois reprochée ne devrait pas empêcher d’admirer le peintre, « peintre philosophe » certes, mais, avant tout, peintre à la vision grandiose. Mettre la peinture au service de la pensée, au service de la poésie et de l’émotion, n’est-ce pas ce pari que peu de peintres, sinon les plus grands, ont tenté et que Poussin, au prix d’un effort constant, a réussi ?

Pierre Rosenberg
de l’Académie française
président-directeur honoraire du musée du Louvre

Source: Commemorations Collection 2015

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