Page d'histoire : Roger Vailland Acy-en-Multien (Oise), 16 octobre 1907 - Meillonas (Ain), 12 mai 1965

À la question « Votre idée du bonheur ? » posée par Confessions, une sorte de questionnaire de Proust de l’époque victorienne, Karl Marx répondit : « To fight. »

En 1947, Roger Vailland écrit dans Action : « Être progressiste, c’est croire au bonheur, croire qu’on peut faire son bonheur. Même si l’on est nègre. »

Né en 1907 dans une famille catholique de la petite bourgeoisie, il veut, avec ses phrères simplistes du lycée de Reims René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, « changer la vie » comme Arthur Rimbaud. Plus tard, à Paris, ils prennent contact avec les Surréalistes et s’emploient à lancer leur revue Le Grand Jeu. Roger Vailland, le plus actif de la bande, abandonne ses études, entre à Paris-Soir grâce à Robert Desnos, devient journaliste à 21 ans - il le restera jusqu’à sa mort et écrira quelque 2000 articles. André Breton ne tarde pas à s’irriter de ce garçon un peu trop indépendant et, se saisissant d’un méchant prétexte, lui intente l’un de ces procès dont il est friand. Le jeune homme, abandonné par ses amis, plonge dans le désespoir, l’alcool, la drogue. C’est un journaliste brillant, mais il ne parvient à mener à bien aucun de ses projets littéraires. Il ne s’intéresse guère à la politique. En 1936, le Front populaire le réveille de sa léthargie, mais son enthousiasme retombe dès le refus de Léon Blum d’aider la République espagnole.

Après la défaite il suit Paris-Soir replié à Lyon, où il prend contact avec la Résistance. Fin 1942, après une cure de désintoxication qui le libère de l’héroïne, il s’engage sous le nom de Marat dans un réseau gaulliste dirigé par Daniel Cordier. En 1944, coupé de son réseau, il écrit Drôle de jeu, son premier roman, qui sera Prix Interallié en 1945. Comme si son engagement levait son inhibition devant l’écriture romanesque, qui le taraudait depuis des années.

Il suit les armées alliées jusqu’à la capitulation pour Libération et Action. Il fait sa demande d’adhésion au PCF - en vain, la direction du Parti n’appréciant guère sa réputation de libertin et de drogué. Trois romans, Les Mauvais coups, Bon pied bon œil et Un jeune homme seul lui serviront à régler ses comptes avec son passé. En 1951, il s’installe dans l’Ain au hameau des Allymes où il vit dans une grande austérité avec Élisabeth Naldi, résistante italienne rencontrée en 1949. C’est le début de ce qu’il appelle « l’époque la plus heureuse ».

En 1952, après l’interdiction de sa pièce contre la guerre de Corée Le Colonel Foster plaidera coupable, il écrit à Jacques Duclos, enfermé à la prison de la Santé pour le soi-disant « complot des pigeons », qui accepte enfin son adhésion au PCF.

À Meillonnas, le village de l’Ain où il vit désormais, Roger Vailland se fait « écrivain au service du peuple. » Beau Masque et 325 000 francs sont des romans sur la condition ouvrière, où il se donne un rôle de témoin et non plus de protagoniste.

En février 1956, c’est le rapport Khrouchtchev au 20e Congrès du PCUS. Roger Vailland se sent « comme mort ». Il décroche la photo de Staline du mur de son bureau et trace sur son tableau noir : « Il n’y a plus rien au cœur de ma vie. ». On mesurera à la lumière de son époque son attachement et celui de tant de ses contemporains à Staline, et l’on se gardera du discours moralisateur et antihistorique imposé par le consensus politiquement correct en cours.

Il faut la patience d’Élisabeth et un long séjour en Italie pour qu’il retrouve l’envie d’écrire. La Loi, le plus classique de ses romans, le plus proche du modèle stendhalien, le seul où il n’apparaît pas, lui donne le Prix Goncourt, la célébrité et l’aisance matérielle, mais cela n’apaise pas son désespoir.

Le 22 octobre 1956, Budapest se soulève. Le 4 novembre les chars soviétiques écrasent l’insurrection dans le sang. Le 5, Roger Vailland signe une protestation à l’appel de Jean-Paul Sartre. Le PCF le met à l’écart. En 1959, il ne reprend pas sa carte et s’en va sans bruit. Il se prétend « désintéressé », mais sombre régulièrement dans des abîmes d’ennui et d’alcool.

Il écrit encore deux romans : le sujet de La Fête, dont il est le protagoniste principal, est ce moment où il cherche la souveraineté dans son aire privée, faute de pouvoir la trouver collectivement. Dans La Truite aussi il est son propre personnage. Évoquant son héroïne Frédérique, il conclut : « Qu’elle tienne, qu’elle tienne… Mais pour quoi faire ? ».

Il s’éteint le 12 mai 1965, à 58 ans. Il laisse une œuvre importante : romans, essais, théâtre, scénarios, articles, récits.

Le 26 novembre 1964, il avait publié dans le Nouvel Observateur son dernier texte, Éloge de la politique, où on lit ceci : « Qu’est-ce que la passion d’amour à côté de la passion politique ? Pauvres bien-aimées qui ne peuvent offrir que leurs soupirs, leurs tendres délires, le feu doux de leur regard. » Rien n’avait pu faire oublier à Roger Vailland « l’époque la plus heureuse », le combat avec les siens pour le bonheur.

Alain Paucard

Source: Commemorations Collection 2015

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