Page d'histoire : Georges de La Tour Vic-sur-Seille, 19 mars 1593 - Lunéville, 30 janvier 1652

Saint Jean-Baptiste au désert, vers 1651
Vic-sur-Seille, Musée Georges de La Tour,
département de la Moselle
© RMN / H. Lewandowski

Georges de La Tour est aujourd'hui considéré comme l'un des peintres les plus importants de son siècle, et le trois-cent-cinquantième anniversaire de sa mort devrait être l'occasion de multiples hommages. Paradoxe : car la date du 30 janvier 1652 a marqué pour ce peintre, fameux de son vivant, le début d'un très long oubli et de l'aventure posthume la plus singulière qu'un artiste ait connue. Il fallut attendre plus de deux cents ans pour qu'un érudit lorrain, Alexandre Joly, pût retrouver sa trace et reconstituer quelques éléments de sa carrière (1863), plus de deux cent cinquante ans pour qu'un historien d'art allemand lui attribuât trois premiers tableaux (1915). Ce fut seulement en 1932 que deux de ses œuvres figurèrent dans une grande exposition internationale (French Art 1200-1900, Londres, Royal Academy of Arts), et en 1942, en pleine guerre mondiale, que Thérèse Bertin-Mourot publia le premier livre qui lui ait été consacré. Mais bientôt les choses se précipitèrent, et la commémoration de 2002 trouvera la situation bien changée. Les grands musées américains se sont désormais partagé les plus belles œuvres apparues sur le marché, le Prado a jugé indispensable de joindre à ses illustres collections un exemple de son art (1991), et il existe déjà sur La Tour plus de livres que sur aucun peintre français du XVIIe siècle, Poussin excepté.

Rappelons en quelques mots une biographie que seules des recherches passionnées ont pu retirer à la poussière des siècles. La Tour était né en 1593 à Vic-sur-Seille, gros bourg proche de Nancy, mais relevant de l'évêque de Metz. Fils d'un boulanger à son aise, il eut probablement une enfance heureuse et reçut une excellente instruction. Son apprentissage nous échappe encore : La Tour put se former à Nancy, où à partir de 1602 Jacques de Bellange occupe la première place parmi les peintres ducaux, à Rome qui attire alors tous les Lorrains, peut-être aussi à Paris. On le retrouve présent à Vic en octobre 1616, soit juste vers le temps où meurt Bellange. Mais le titre de peintre ordinaire du duc de Lorraine était manifestement réservé à Claude Deruet. Comme La Tour épouse bientôt une jeune fille de condition noble, Diane Le Nerf, dont la famille est installée à Lunéville, il accepte de s'y transporter, moyennant d'importants privilèges accordés par le duc Henri II (1620). Il y commence une carrière brillante, multipliant les tableaux religieux, ainsi que les sujets réalistes de mendiants et musiciens.

À partir de 1633, les vicissitudes politiques et l'insigne maladresse du nouveau duc Charles IV vont entraîner la Lorraine, jusque-là duché prospère et havre de paix, dans les horreurs de la guerre de Trente ans. La Tour compte parmi les victimes : Lunéville, soudain au cœur des opérations, est entièrement incendiée (septembre 1638). Le peintre doit se réfugier avec sa famille à Nancy. Mais il tente sa fortune à Paris, auprès de Richelieu, de Louis XIII, des amateurs de la capitale. Avec succès : il obtient du roi le titre du peintre ordinaire avec logement au Louvre. De ce moment datent sans doute quelques-uns de ses plus beaux tableaux, dont les premières " nuits ".

Malgré cet accueil flatteur, La Tour ne saurait abandonner la Lorraine où il a sa famille, ses propriétés, ses privilèges. Dès que sa maison est réparée, il se réinstalle à Lunéville, sans pour autant abandonner l'espoir de conserver une clientèle parisienne, même après la mort de Louis XIII et de Richelieu. Il obtient en tous cas l'admiration et la faveur du duc de la Ferté, qui gouverne la Lorraine au nom du roi, et qui semble apprécier particulièrement ses tableaux nocturnes. Il peint alors ses toiles les plus graves, les plus méditées. Au début de 1652, une épidémie l'emporte soudain, en même temps que sa femme et son valet, brisant net ce qui s'annonçait comme l'approfondissement sublime de la vieillesse.

La Tour, un caravagesque provincial et attardé ? On l'a cru longtemps. Il est certain qu'au départ il a été séduit par la révolution picturale introduite par le Caravage. Mais il en a tiré une forme de réalisme très personnelle, qui donne à ses mendiants une puissance étrange (Le Vielleur, Nantes), puis s'en est détaché au profit d'un dépouillement grave qui n'est qu'à lui (Saint Sébastien soigné par Irène, Louvre ; Job et sa femme, Epinal). Mais pouvons-nous désormais prétendre connaître entièrement l'art de La Tour ? Son œuvre ne nous réserve t-elle plus de surprises ? On est en mesure de croire que l'an 2002 verra inaugurer à Vic le musée Georges de La Tour, où l'on prévoit de présenter le dernier tableau retrouvé du peintre (1993), son Saint-Jean Baptiste au désert, et d'installer un centre de documentation et de recherches. Parallèlement, le musée des Beaux-Arts de Nancy rappellera l'histoire de son oubli et de sa réhabilitation en évoquant le cas d'autres artistes français du XVIIe siècle encore méconnus de nos jours. Mais faut-il espérer que cet anniversaire sera également l'occasion de nouvelles découvertes ?

Jacques Thuillier
professeur au Collège de France
membre du Haut comité des Célébrations nationales

Source: Commemorations Collection 2002

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