Page d'histoire : Parution des Aventures de Télémaque de Fénelon Avril 1699

Télémaque aborde dans l’Isle de Calypso
Gravure par Droüet, Bruxelles (1776)
© Bibliothèque historique de la ville de Paris

En avril 1699, avec un Privilège du 6 avril, paraissait à Paris, chez la veuve de Claude Barbin, le premier tome d'une Suite du quatrième livre de l'Odyssée d'Homère ou les Aventures de Télémaque. Le volume était anonyme, mais tous savaient qu'il était l'œuvre de l'archevêque de Cambrai, François de Salignac de la Mothe-Fénelon, ancien précepteur du petit-fils de Louis XIV, le duc de Bourgogne. Fénelon, après une longue et violente controverse théologique avec Bossuet sur la question de l'amour pur et totalement désintéressé, venait d'être condamné à Rome le 12 mars pour avoir soutenu dans l' Explication des maximes des saints des propositions dont la hardiesse mystique avait inquiété autant le roi de France que les prélats romains. Avait-il pris part à la publication de ces Aventures de Télémaque ou un valet indélicat lui en avait-il, pour le vendre à un libraire, volé le manuscrit ? Ses amis avaient-ils, malgré lui, voulu par un éclatant succès littéraire faire oublier la condamnation romaine ? Quoi qu'il en soit, dès la fin d'avril, le volume paru fut retiré de la vente par l'auteur ou par ses amis et le chancelier révoqua le privilège. Cela n'empêcha pas l'œuvre, dont des exemplaires avaient échappé à la suppression, d'être quelques semaines plus tard et dans sa totalité, imprimée clandestinement en France et à l'étranger, d'être largement diffusée sous le manteau à partir du mois d'août et de devenir, de 1699 à nos jours, avec plusieurs centaines d'éditions, un des plus grands succès de librairie de tous les temps.

Qu'est-ce qui explique à la fois la sévérité du pouvoir jusqu'à la mort de Louis XIV et l'engouement immédiat et continu du public pour ce livre traduit sans délai dans toutes les langues ? Les Aventures de Télémaque étaient au départ un récit pédagogique que Fénelon avait écrit pour servir à l'enseignement du duc de Bourgogne ; il s'agissait de faire connaître à un futur souverain la culture antique qui imprégnait alors toute la civilisation moderne, les arts, la littérature, la musique ; il fallait donner à l'élève royal une formation morale et politique, lui enseigner, à travers l'histoire d'Ulysse et de son fils Télémaque, l'art de régner, de faire prospérer un royaume, d'éviter des guerres ruineuses et cruelles, de rendre les peuples heureux. Cela n'allait pas sans une implicite critique de Louis XIV, de la politique de prestige et de conquête menée par la France, de l'orgueil, du luxe, de la dépravation, du règne de l'argent qui s'affichaient à la Cour et dans la société. Tous les opposants au grand roi ne manquaient pas d'interpréter l'œuvre dans le sens de leurs critiques plus ou moins radicales de l'absolutisme louis-quatorzien, et de reconnaître Louis XIV sous les traits de Pygmalion, Mme de Montespan sous ceux d'Astarbé, et le tableau de la ville industrieuse d'Amsterdam sous celui de Tyr. Mais le livre n'était pas un livre à clef, et de la part d'un grand seigneur comme Fénelon ne pouvait l'être. Le propos de l'auteur n'était pas du tout d'écrire une satire de son temps mais, à travers un récit pédagogique, de rappeler d'universelles leçons.

Les Aventures de Télémaque en se présentant comme la suite de l'Odyssée, racontaient ce que l'épopée d'Homère ne racontait pas, la longue quête d'Ulysse par son fils Télémaque, son errance de pays en pays, les dangers courus et surmontés, les espoirs et les moments de désespoirs, toute l'initiation, géographique, guerrière, artistique, sentimentale du jeune homme à la recherche d'un père qui, depuis la chute de Troie, errait sur les mers et que le sort dérobait à toutes les rencontres. Un précepteur, Mentor, incarnation de Minerve, déesse de la sagesse, accompagnait Télémaque, le guidait par la main, lui évitait les chutes les plus graves, lui donnait au moment opportun les indispensables leçons, en tirant la morale de chaque aventure. En un sens, c'était un des premiers récits de formation dont jusqu'à l'Émile de Rousseau, le Wilhelm Meister de Goethe et L'Éducation sentimentale de Flaubert s'enchanteront les XVIIIe et XIXe siècles. Le récit d'une éducation servait pour de futures éducations, l'exemple du héros constituant la meilleure pédagogie. En suivant le parcours de l'initiation du jeune Télémaque, le lecteur apprenait, sans presque s'en rendre compte, toute cette culture antique qui constituera longtemps la base de notre culture classique. Inscrit aux programmes de l'enseignement secondaire jusqu'aux premières décennies de notre siècle, Télémaque fut lu par tous les lycéens qui prenaient ainsi la suite du petit-fils de Louis XIV et à qui les dieux de la Grèce et de Rome, les récits homériques, les civilisations de l'Antiquité devenaient familiers. La langue même et le style de Fénelon contribuaient à familiariser les jeunes français avec les métaphores, les images, la façon d'écrire des écrivains grecs ou latins, et mille citations dissimulées sous la fluidité de la phrase inscrivaient dans l'esprit les maximes et les tours de style des anciens. Le livre se présente comme une suite de tableaux que le lecteur peut, se laissant aller au mouvement de son imagination et s'enchantant de collaborer aux inventions de l'auteur, reconstruire en son esprit : marines et tempêtes, tableaux d'orage au crépuscule, scènes de batailles, vision de foules, combats singuliers, scènes mythologiques avec portraits de divinités, de nymphes ou de guerriers homériques, tableaux de villes exotiques, au gré des errances de Télémaque et des aventures qui l'attendent. Signe de la permanence de cette culture classique à travers trois siècles, l'étonnant succès de cette œuvre et son rôle central dans l'enseignement littéraire contribuaient aussi à la survie, à l'adaptation et au renouvellement de cette culture.

Faut-il croire néanmoins qu'une œuvre liée aussi étroitement à un moment de notre culture et aux formes d'art dans lesquelles elle s'exprimait soit condamnée à devenir anachronique à partir du moment où d'autres cultures et d'autres formes d'art nous sont devenues plus familières ? Une nouvelle forme de lecture et d'approche de ce livre peut nous être ici nécessaire, le caractère d'une grande œuvre étant de supporter le regard nouveau que chaque génération porte sur elle en la transformant. Mais ce n'est qu'en revenant au cœur et à l'essentiel de l'œuvre que pourra être renouvelée notre lecture.

Deux aspects des Aventures de Télémaque un peu éclipsés par l'insistance sur les souvenirs de l'Antiquité classique doivent désormais revenir au premier plan. D'abord la mise en scène de la quête du père et de la relation pédagogique. Thèmes centraux de la condition de l'homme, la paternité, la filiation et la mort, ne cessent d'être mises en œuvre, d'être travaillées et représentées sous leurs formes les plus tragiques tout au long de ce livre : là où l'épopée antique mettait au centre de l'action le retour du héros au foyer natal et dans les lieux familiers de ses ancêtres, dans sa petite île d'Ithaque auprès de Pénélope, le roman déjà moderne de Fénelon ne cesse de raconter et de suggérer, et cela même parfois à l'insu de son auteur, la recherche du père disparu, qui est aussi peut-être un rival, et peut-être cruel, à l'image de cette autre figure centrale des Aventures de Télémaque, Idoménée, le meurtrier de son fils, qui ne rachètera son crime originaire qu'en instaurant sur terre en un effort sans cesse renouvelé l'empire de la loi, le travail, la paix et la prospérité. Alors, la relation pédagogique entre Mentor et son élève, qui pourrait au premier regard apparaître comme la distribution de froides ou conventionnelles leçons, prend un autre sens : ce n'est qu'en suivant les leçons de la sagesse, en tirant parti de ses fautes, et en se préparant par l'action à son rôle politique et social, que le héros peut surmonter l'absence de son père et se former à le remplacer.

Un autre aspect du livre, peut-être encore plus éloigné de nous, peut paradoxalement en désigner la modernité. Fénelon, homme d'Église, utilise la fiction antique pour transmettre d'incessantes leçons religieuses : sous les vêtements de l'Antiquité grecque ce sont les vérités du christianisme que l'archevêque de Cambrai veut transmettre à son lecteur, le désintéressement, la charité, l'amour du prochain, le culte du Dieu suprême au-delà des figures variées du polythéisme. Cette alliance n'est pas seulement concession aux goûts esthétiques de son temps et de la société du XVIIe siècle. L'Antiquité classique donnait à l'écrivain une liberté pour aborder hors des cadres de la théologie les ultimes questions auxquelles leur radicalité, voire leur brutalité, ne permettaient pas d'être exprimées dans les termes de la doctrine chrétienne. Le recours aux mythes antiques, à la fiction des dieux et des héros, permettait de dire sous une autre forme ce qu'est le tragique de la condition humaine, le tragique de la mort, la radicalité d'un amour qui ne trouve son accomplissement que dans la perte de celui qui l'éprouve. Le lecteur d'aujourd'hui fait de façon aussi aiguë l'expérience de l'insuffisance des théologies et des orthodoxies : les grands mythes de l'antiquité, ces constructions de la culture qui permettent elles aussi d'affronter la mort et le mystère des générations, lui apparaissent d'autant plus actuels. Lorsque Fénelon écrit son Télémaque sur le modèle de l'épopée et du roman antiques, il fait revivre ces mythes à travers une œuvre toute moderne et il montre comment les grandes constructions chrétiennes se sont ajoutées sans les remplacer ni les dévaloriser aux constructions de l'antiquité.

Jacques Le Brun
directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études

Source: Commemorations Collection 1999

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