Page d'histoire : Jean Moulin Béziers, 20 juin 1899 en déportation, 8 juillet (?) 1943

Jean Moulin à Béziers
© Musée des beaux-arts de Béziers

"Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège [...] Entre avec le peuple né de l'ombre et disparu avec elle !". Les paroles de Malraux au Panthéon devant les cendres de Jean Moulin résonnent dans toutes les mémoires. De fait, la figure du héros mort en martyr s'est imposée comme l'incarnation et l'archétype même de la Résistance, à l'exact point de jointure entre la Résistance intérieure - celle de la France occupée - et la Résistance extérieure - celle de Londres. On a beau assister périodiquement à des tentatives de publicistes avides de sensationnel pour tenter de desceller la statue, tous ces efforts s'avèrent vains.  La stature historique de Jean Moulin tient bon.

A vrai dire, dans son existence jusqu'à 1940, rien ne semblait prédisposer ce haut fonctionnaire bon vivant et artiste à une destinée aussi exceptionnelle, aussi riche d'action, d'héroïsme et de gloire. Né en 1899 à Béziers dans une famille d'enseignants, républicaine, radicale et laïque, originaire de la Provence intérieure - exactement de Saint-Andiol, petit village proche de la basse Durance -, Jean Moulin, après des études secondaires moyennes, s'inscrit en 1917 à la Faculté de Droit de Montpellier. C'est dès ce moment là que commence sa carrière préfectorale, puisqu'il est en même temps attaché au cabinet du préfet de l'Hérault. Bien servi par ses capacités administratives et son sens de l'État, il progresse à bon rythme dans son cursus : en 1922 chef de cabinet du préfet de la Savoie à Chambéry, il entame ensuite une carrière de sous-préfet qui le conduit successivement à Albertville (1925), à Châteaulin (1930), à Thonon (1932). Secrétaire général de la Somme en 1934, il devient préfet de l'Aveyron en 1938, puis préfet d'Eure-et-Loir en 1939.

Au cours des années trente, deux expériences l'ont marqué en profondeur. D'abord sa rencontre avec Pierre Cot et sa participation au cabinet de celui-ci devenu ministre de l'Air en 1933-1934 et surtout au temps du Front populaire. Là, le jeune fonctionnaire s'initie à la haute politique en suivant une ligne résolument de gauche. D'autre part, la guerre d'Espagne a joué un grand rôle dans son itinéraire : antifasciste convaincu, il a fait tout ce qui était en son pouvoir, aux côtés de Pierre Cot, pour apporter de l'aide aux républicains espagnols. Parallèlement à sa carrière administrative et politique, Moulin est un passionné d'art. Artiste de talent lui-même, il dessine, peint des aquarelles, grave des eaux-fortes - en particulier la série Armor illustrant Tristan Corbière -, pratique la caricature, tout en se constituant une magnifique collection de tableaux.

C'est le 17 juin 1940, à Chartres, que commence la Résistance pour Jean Moulin. Ce jour là les autorités allemandes d'occupation prétendent faire signer par le préfet d'Eure-et-Loir une déclaration déshonorante pour l'armée française, en particulier pour les troupes noires accusées de massacres et de viols commis en réalité par les envahisseurs. Devant le refus du préfet, celui-ci est menacé, frappé et il se taille la gorge. L'épisode est raconté dans son petit livre intitulé Premier combat. Bientôt révoqué par Vichy, Moulin noue des contacts avec les premiers noyaux de résistance en zone non occupée, puis gagne Londres en octobre 1941 pour se rallier au général de Gaulle. Entre les deux hommes, que réunissent la même ardeur patriotique et le même sens de l'État, l'entente est vite scellée. Leur accord va jouer un rôle déterminant dans la lutte pour la libération du pays, et c'est en connaissance de cause que de Gaulle qualifiera Moulin dans ses Mémoires de guerre d'"homme de foi et de calcul, ne doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que ministre".

De retour au bout de quelques semaines en France, où il est parachuté dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942 comme délégué de la France libre, Jean Moulin est porteur d'un ordre de mission signé du général de Gaulle lui prescrivant de réaliser en zone sud "l'unité d'action de tous les éléments qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs". Bien qu'aussitôt à l'œuvre, il lui faut des mois pour mener à bien sa mission, c'est-à-dire unifier les éléments composant l'Armée secrète et réunir, dans les Mouvements Unis de Résistance ou MUR, les trois grandes organisations de zone sud : Combat (Frenay), Libération (d'Astier de la Vigerie) et Franc-Tireur (Jean-Pierre Lévy). Parallèlement, il lance le Comité Général d'Études ou CGE en vue de préparer les institutions nouvelles de la Libération, le Bureau d'information et de presse ou BIP (confié à Georges Bidault, l'un de ses proches), le Noyautage des administrations publiques ou NAP. Peu à peu, non sans inimitiés ni conflits, et tout en menant une vie clandestine harassante et hérissée de mille périls, Max ou Rex ou Mercier (ce sont ses principaux pseudonymes) fait admettre l'autorité du général de Gaulle et devient le chef principal de la Résistance.

Reste à opérer l'unification de la Résistance au niveau national, surtout maintenant que l'occupation totale du territoire français tend à déplacer la Résistance de son pôle lyonnais vers le pôle parisien, et alors que, d'autre part, à Londres, à Washington et à Alger, le général de Gaulle se voit contester par les Alliés sa position de chef de la France combattante et qu'il a besoin de l'adhésion unanime de la Résistance intérieure pour pouvoir incarner la France à l'extérieur. Ce sera là, dans la première moitié de l'année 1943, l'œuvre ultime - et capitale - de Jean Moulin. Appelé à Londres en février 1943, le délégué du général de Gaulle est chargé, en vue de réaliser la plus large union, de constituer un Conseil de la Résistance. De là la formule de Malraux : "Ce n'est pas lui qui a fait les régiments, mais c'est lui qui a fait l'armée". Dans ce Conseil, en effet, devaient être représentés à la fois les mouvements de résistance des deux zones, les organisations syndicales et les partis politiques. Sur ce dernier point, de furieuses oppositions se font jour chez la plupart des résistants, mais Moulin et de Gaulle tiennent bon, car aux yeux des Alliés les chefs des mouvements de résistance sont des inconnus, à la différence des leaders politiques d'avant-guerre. Après diverses péripéties autour de la représentation du parti communiste, et en dépit de vives tensions parmi les clandestins, Jean Moulin réussit à tenir la première réunion du Conseil National de la Résistance (CNR) à Paris le 27 mai 1943. C'est un grand moment d'émotion et une date capitale : la Résistance unie adresse un message de soutien et de fidélité au général de Gaulle, "âme de la Résistance aux jours sombres". Moulin (qui a été fait compagnon de la Libération à Londres en février) a bien mérité d'être appelé, pour l'histoire, l'unificateur.

Mais très vite le destin tourne. La répression s'abat à la tête de la Résistance. Le 9 juin, le chef de l'Armée secrète, le général Delestraint, est arrêté à Paris. Il faut lui trouver d'urgence un remplaçant. Aussi Moulin convoque-t-il à Lyon pour le 21 juin une réunion au sommet. A cette fatidique rencontre de Caluire, un mélange de trahison et d'imprudences amène l'irruption en force de la Gestapo, sous la conduite de Barbie. Vite identifié, Max est soumis à la torture à Lyon, puis il est transféré à Paris, successivement avenue Foch et à Neuilly, où il est à nouveau victime de terribles tortures, sans jamais livrer aucun secret. Le "chef du peuple de la nuit", "pauvre roi supplicié des ombres", meurt, selon la version officielle, en gare de Francfort le 8 juillet 1943, mais de récents documents mis au jour suggèrent un décès plus tardif, à la mi-juillet, également dans un train Paris-Berlin. Si dès la fin de la guerre la figure de Jean Moulin s'est imposée comme une figure de proue de la Résistance, c'est à partir de sa panthéonisation en 1964 qu'elle a acquis sa pleine dimension symbolique.

François Bédarida directeur de recherche au CNRS
Un article de Daniel Cordier a été publié dans la brochure Célébrations nationales 1993 pour le cinquantième anniversaire de la mort de Jean Moulin.

Source: Commemorations Collection 1999

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