Page d'histoire : Henri Cartier-Bresson Chanteloup-en-Brie, 22 août 1908 - Céreste, 2 août 2004

Henri Cartier-Bresson a tenu bon jusqu’à l’orée du XXIe siècle et il s’en est allé. À croire qu’il l’a fait exprès juste pour glisser une tête, voir à quoi cela ressemblait et décréter que décidément, le précédent, malgré son cortège d’horreurs, de barbarie et de dictatures, avait eu du bon et qu’il valait mieux s’en tenir là. Il n’avait pas volé son surnom d’« oeil du siècle » car il l’a vu comme nul autre dans presque tous ses états. Il l’a vu en dessinateur, en piéton, en dilettante, en voyageur et, à ses heures perdues, en photographe. Le plus grand sans aucun doute. Le seul à avoir couvert un tel champ d’action.

Son école : le Louvre où on apprend non à identifier mais à regarder. Son principe : que nul n’entre ici s’il n’est géomètre puisque le monde est fait de lignes. Son obsession : mais d’où vient l’argent ? Son matériel : le « minimum syndical », un boîtier Leica, un grand angle et un petit téléobjectif. Sa technique : être en état de veille permanent afin de capter l’instant décisif. Il ne s’est jamais perdu et jamais fourvoyé car il a su très tôt le secret de la sagesse, bien avant même que le bouddhisme ne l’enveloppe : quand on a une idée, on la creuse et on s’y tient jusqu’au bout.

Dès les premières images de Cartier-Bresson, celle du grand bourgeois sur une allée du Prado à Marseille au début des années trente, son art poétique est en place, sa grammaire de l’image prête à opérer. La composition est parfaite, tout n’y est que structures et volumes et pourtant l’attitude de cet homme d’un autre temps offre un supplément d’âme au spectateur. Du pur Cartier-Bresson. Il avait pourtant acheté son appareil quelques mois avant à peine. Plus d’un demi-siècle s’écoule et ses photos sont faites sur ce même mode. Toujours pareille et jamais la même où que ce soit, dans le Japon des acteurs kabuki en deuil et chez les Chinois de Shanghaï dans la panique révolutionnaire, chez les délicieuses danseuses balinaises et sur la place rouge quasi déserte, face à la solitude brumeuse de la pointe de l’île de la Cité et dans l’observation d’un chat entre deux hauts murs de New York. Il a été partout, dans toutes les conditions. On l’a vu jeune surréaliste du côté des bars de la place Pigalle, assistant de Jean Renoir pour ses principaux chefs-d’oeuvre, s’évader plusieurs fois de son stalag, cofonder l’agence Magnum, portraiturer Faulkner et Camus. On l’a vu photographier son pied nu au bord d’une route d’Espagne en guise d’autoportrait. Chez les scouts, son totem était « anguille frémissante ».

Pierre Assouline
journaliste et écrivain

Source: Commemorations Collection 2008

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