Page d'histoire : Marguerite Duras Saïgon (Vietnam), 4 avril 1914 - Paris, 3 mars 1996

Marguerite Duras, de son vrai nom Donnadieu, est née en Indochine. Son père y était parti enseigner en tant qu’instituteur. C’est là qu’il rencontra sa future épouse, issue de la paysannerie du Nord de la France, elle aussi institutrice. De leur union naquirent deux garçons et la fille, la dernière. Le père mourut quand Marguerite avait quatre ans. La petite a été élevée dans l’amour de la langue française par une mère adorant son métier et adorée par ses élèves. Elle a passé son enfance dans les cours d’école, bercée par les leçons de cette mère nourricière, seule figure d’autorité, mais vite débordée par son fils aîné, son préféré, violent, qui tenta très jeune d’imposer sa loi. Dès qu’elle devint adolescente, il la considéra comme une monnaie d’échange pour ses trafics illicites. La petite subira ces épreuves, dont elle fit plus tard son matériau d’écriture, notamment dans Un barrage contre le Pacifique et dans L’Amant.

La mère, usée par son métier, décida d’acheter un terrain au bord de l’océan pour le transformer en rizière. Elle crut aux promesses de l’administration coloniale et consacra ses économies à construire des digues afin de protéger les terres de la salinité. Elle ruina sa santé à la fois physiquement, mais aussi psychiquement, tant le rêve de parvenir à ses fins donnait un sens à sa vie.

Auparavant, la mère avait été affectée dans plusieurs villes d’Indochine et, quand Marguerite eut l’âge d’aller au lycée, elle décida de l’inscrire comme pensionnaire à Saïgon. C’était une élève rêveuse selon ses propres dires, assez peu attentive, mais douée pour le français. C’est au cours d’un trajet pour la pension qu’elle rencontra sur le bac le Chinois qui voyageait dans sa luxueuse voiture. Cette histoire est devenue romance depuis l’écriture de L’Amant, qui obtint le prix Goncourt et fut ensuite adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud.

Marguerite serait-elle devenue écrivain sans cette enfance et cette adolescence ? Ce qu’on peut remarquer, c’est qu’elle mettra un certain temps à revenir sur des fragments de son histoire et en faire littérature. Elle part faire ses études supérieures en France et se destine au droit. C’est par l’intermédiaire d’un camarade étudiant qu’elle rencontre Robert Antelme. Ils tombent amoureux. Avec lui elle partagera l’amour de la littérature et des discussions intellectuelles puis, plus tard, l’engagement politique. Après un poste au ministère des Colonies où, dans le cadre de ses fonctions, elle écrit un livre de commande cosigné avec Philippe Roques et intitulé L’Empire français, elle fait paraître à grand-peine son premier roman, Les Impudents. Publié par Plon, il disparaîtra pendant longtemps de sa bibliographie. Le second, La Vie tranquille, sort chez Gallimard grâce à Raymond Queneau, qui sera son premier lecteur et qui l’encouragera à persévérer. Difficile de reconnaître le style futur de Duras dans ces deux ouvrages, tant elle est influencée par la littérature américaine et plus particulièrement par Faulkner à qui elle voue une grande admiration.

C’est avec Un barrage contre le Pacifique qu’elle trouve sa forme d’écriture et son véritable souffle. Suzanne vit entre sa mère et ses frères dans un bungalow perdu dans la jungle. Elle rêve d’horizons nouveaux et d’une vie meilleure loin d’une mère attachée à ses chimères et abîmée par des crises de mélancolie. Avec ce roman, à la structure classique et à la narration temporellement ordonnée, apparaît, pour la première fois, le personnage de l’amant. Ici, il est chinois, riche, mais moche, amoureux maladroit et graveleux. Suzanne n’a pas choisi d’avoir une relation avec lui. C’est sa mère et son frère aîné qui l’y contraignent moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Duras décrit admirablement la sauvagerie de Suzanne et les états d’âme par lesquels elle passe pour conserver sa liberté. Le roman est aussi une charge contre le colonialisme. Il a reçu à l’époque un accueil favorable et a concouru pour le Goncourt. Duras était, dès le début des années cinquante, un auteur « lancé ». Elle ne s’est pourtant pas contentée de cette reconnaissance et est partie dans des directions artistiques différentes, en inventant un nouveau style narratif avec Les petits chevaux de Tarquinia qu’elle renouvellera ensuite dans des textes qui deviendront aussi des pièces de théâtre, comme Des journées entières dans les arbres ou Le Square. C’est une période de sa vie très féconde et sa puissance de travail est prodigieuse. Elle publie ses textes et, commençant aussi à travailler pour le cinéma, accepte la proposition d’Alain Resnais d’écrire le scénario de Hiroshima mon amour. On connaît le retentissement qu’eut ce film, sélectionné pour le festival de Cannes.

Mais Duras ne prête pas attention aux honneurs. Toujours elle se remet en jeu. C’est en effet avec Le Ravissement de Lol V. Stein en 1964 qu’elle parviendra à la reconnaissance des milieux intellectuels et, plus particulièrement, de la psychanalyse. Jacques Lacan saluera, dans un article mémorable, la manière si pénétrante qu’elle a trouvée pour décrire l’intériorité de Lol V. Stein qui, se voyant abandonnée par son fiancé, en apparence y consent. L’année suivante, elle publie Le Vice-Consul, premier opus d’un cycle romanesque avec des figures tutélaires récurrentes qui apparaîtront dans des romans postérieurs comme India Song, à la fois texte, pièce de théâtre et film, où Delphine Seyrig immortalisa la présence-absence d’Anne-Marie Stretter avec grâce et subtilité.

Marguerite Duras ne s’arrête jamais de travailler. Elle déclare que la littérature la contraint à une solitude forcée et que le théâtre et le cinéma lui permettent de travailler avec des gens et de s’occuper d’eux. Elle n’a jamais appris le cinéma et pourtant elle sait où placer sa caméra. Au théâtre aussi elle a su décaper certaines conventions et inventer de nouveaux dispositifs. À l’aube des années quatre-vingt, elle utilise plusieurs registres d’écriture comme la chronique journalistique dans L’Été 80 ; elle renouvelle le genre érotique avec L’Homme assis dans le couloir et L’Homme atlantique. Ses livres sont lus par des cercles d’amoureux dont certains sont des fanatiques. Mais c’est avec la publication de L’Amant qu’elle va atteindre le public populaire. Au départ légendes de photos, le texte s’est progressivement transformé en roman de la fin d’une adolescence. Avant même l’obtention du prix Goncourt, le livre s’arrachait. La grâce de l’écriture, l’intensité de l’histoire ont permis à chaque lecteur de s’approprier le livre. L’année suivante, elle publie La Douleur, texte où elle revient sur la période de guerre. Elle dit tout au risque de choquer. Elle offre tout à ses lecteurs. Écrire, pour elle c’est se mettre en danger. La lire aussi. Sa vie est son matériau de combustion. S’il faut boire pour écrire, peu importe que ce soit au risque de perdre la santé. Malgré ses difficultés, elle continue à expérimenter des voies nouvelles avec La Pute de la côte normande, Emily L. Après sa longue hospitalisation, elle rédige La Pluie d’été.

Jusqu’à son dernier souffle, elle dira son rapport au monde en souhaitant l’écrire. Yann Andréa, son compagnon, sera son messager. C’est lui qui transcrira ses dernières phrases dans un ouvrage saisissant intitulé C’est tout.

Laure Adler
journaliste et auteur

Source: Commemorations Collection 2014

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