Page d'histoire : Le début de la "Querelle des Bouffons" Paris, août-octobre 1752

La serva padrona de Jean-Baptiste Pergolèse,
page de titre de la partition éditée à Paris (Auguste de Lorraine), 1752

Le Devin du village / Lavigne dans le rôle de Colin
cliché Bibliothèque nationale de France

La vision historique traditionnelle de la Querelle des Bouffons peut se concevoir sous forme de syllogisme : les années 1752-1754 ont connu une vigoureuse flambée polémique autour de la musique française et de la musique italienne ; or l'occasion en était la présence à Paris d'une troupe d'opéra comique italien dont les débuts se firent avec La Serva padrona de Pergolèse ; donc La Serva padrona a déclenché la Querelle des Bouffons. Cette présentation des événements a bien sûr sa raison d'être, qui tient à ce que les principaux témoins de la Querelle en ont aussi été les acteurs : petit à petit s'est forgée une mythologie des Bouffons dont les principes sont posés dans de grands textes comme Les Confessions ou Le Neveu de Rameau, rédigés assez longtemps après les faits. La question reste de savoir comment nous pouvons concevoir une interprétation moins subjective des mêmes faits sans enlever sa pertinence à l'année 1752.

Prenons la représentation de La Serva padrona le 1er août 1752. Qu'il s'agisse d'une date historique ne fait pas de doute car la même œuvre avait déjà été donnée à Paris en 1746, mais sans attirer l'attention le moins du monde. La Serva de 1752, en revanche, se situe à mi-chemin entre deux interventions de Rousseau qui ont pesé lourd dans la réception de l'œuvre : c'est elle qu'il monte en épingle dans un pamphlet antérieur à l'arrivée des Bouffons ; c'est encore La Serva padrona dont il publie une édition gravée, fin 1752, pour en diffuser un texte non corrompu. Mais si on regarde les chiffres des entrées à l'Opéra et les comptes rendus de l'époque, on s'aperçoit que La Serva padrona n'a pas eu davantage de succès que plusieurs autres pièces données par les Bouffons - ce qui, bien entendu, n'enlève rien à la valeur de la musique en elle-même.

C'est dans ce contexte que Rousseau a composé son petit opéra Le Devin du village, créé à Fontainebleau le 18 octobre 1752. Le qualificatif d' "intermède " le rattache explicitement au genre qu'illustraient au même moment les Bouffons sur la scène de l'Opéra, mais peut-on dire pour autant que Rousseau y ait réalisé son rêve d'italianiser l'opéra français ? La musique en est bien loin de celle de Pergolèse, et d'ailleurs les autorités de la cour ne s'y sont point trompées : si Mme de Pompadour tint elle-même le rôle de Colin dans une représentation au château de Bellevue, c'est que l'œuvre n'avait rien de subversivement pro-italien.

En fin de compte, l'année 1752 vaut surtout comme un grand moment d'ouverture à des valeurs esthétiques nouvelles. Deux Encyclopédistes, Grimm et Rousseau, avaient amorcé le mouvement dans des pamphlets encore programmatiques. Les cercles du pouvoir y répondirent favorablement, en accueillant les Bouffons à l'Opéra et l'intermède de Rousseau à la cour. Mais l'idylle musicale se transforma vite en discorde et de petites œuvres innocentes se retrouvèrent au centre d'une querelle dont retentit l'Europe entière. Comme bien des révolutions, celle des Bouffons n'était prévisible qu'à la lumière du regard rétrospectif.

Michel Noiray
directeur de recherche au CNRS
institut de recherche sur le patrimoine musical en France

Source: Commemorations Collection 2002

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