Page d'histoire : Les nouvelles technologies de la vie quotidienne... et la cocotte minute 1953

Livre de recettes SEB

La technique se présente souvent comme enfant terrible de la science qu’elle semble prolonger dans ses bons et ses mauvais effets ; pourtant, de nos jours, la science n’existe que par et, sans doute, pour la technique, qu’elle sert plus qu’elle ne guide. C’est donc de technoscience qu’il faudrait parler, technoscience qui n’a que très récemment déployé tous ses artifices. En effet, exception faite de la médecine qui pose un problème à part, c’est par ses réalisations en rapport avec la vie quotidienne que la science a commencé à révéler sa magie : le train, bien avant l’avion, commença à raccourcir les distances (et c’est par lui que nous avons appris le respect de l’heure exacte), l’électricité fit s’évanouir la plupart des fantômes de la nuit, le téléphone qui se continue par Internet abolit le temps de la communication.

La pénétration de l’univers domestique, quant à elle, se fit plus lentement. Le réfrigérateur est déjà ancien mais les arts ménagers, dont se moque le grand parolier Boris Vian datent d’il y a quarante-cinquante ans à peine, comme la chanson qui marque précisément le début de la généralisation du phénomène technologique dans la sphère privée. La saturation domestique ne s’est produite que dans les années soixante-dix en Europe. Peu avant, dans les années trente en France, un kilowatt suffisait aux besoins électriques d’un ménage. Et encore, le fer à repasser électrique, très simple techniquement mais vorace, absorbait-il la plus grande partie de cette énergie. De nos jours, le compteur de 10 kW est devenu une banalité.

Un à dix en cinquante ans, c’est aussi l’écart, en matière de consommation d’énergie, qui sépare le tiers-monde des pays industrialisés en l’an 2002 ! Le grand potlatch des deux guerres mondiales achevé, et les biens partis en fumée (« consumés », disait Georges Bataille), une nouvelle phase de technologisation allait commencer qui étendrait horizontalement l’usage quotidien des produits de l’art industriel à l’ensemble du monde, et verticalement à toutes les classes sociales. Les « bienfaits » du savoir prenaient la forme de la « consommation » pacifique de la science. L’impact des techniques dans notre quotidien, en tant que phénomène symbolique autant que réel, imposa ainsi assez brutalement une autre manière d’être au monde.

Cette nouveauté qu’est la technologie de la vie quotidienne est donc le miroir de notre âme (américano-occidentalo-japonaise) et il faut la resituer dans son contexte philosophique et éthique au sens le plus large du terme.

Tout d’abord dans une perspective évolutionniste - et les discours techniciens se situent toujours dans cette perspective métaphysique - , une filiation s’esquisse facilement entre l’ensemble pilon-mortier et le presse-purée en fer suivi du robot de cuisine, comme il est loisible d’imaginer que le poêle à bois ou à charbon de la bourgeoisie du XIXe siècle a donné le chauffage central. Mais cette filiation reste purement fictive car l’appareil ménager ou le chauffage urbain sont en rupture avec les techniques précédentes sur le plan social : ils supposent l’existence d’immenses infrastructures techniques qui les entourent.

Ces macro-systèmes techniques ne sont que des intermédiaires, des « grands communicateurs », comme transports ferroviaires et aériens, télécommunications, approvisionnement énergétique et alimentaire, électricité, informatique, transferts d’organes... mais ils s’insèrent dans le social en imposant une nouvelle dépendance à l’individu qui ne peut vivre que branché sur ce « poumon artificiel » qui fait respirer le monde entier. Poumon qui, pour ce faire, a besoin d’une énergie venue des sables d’Arabie ou bien en France, qui fait exception, de l’usine nucléaire. Il faudra du reste prendre un jour conscience de l’énorme part que prennent ces nouvelles technologies de la vie quotidienne dans la pollution atmosphérique et la production de l’effet de serre (la pire de ces techniques de ce point de vue est évidemment la climatisation).

C’est donc bien cela la nouveauté radicale qui marque à un moment le développement des techniques de la vie quotidienne en tant que phénomène apparemment local, elles expriment en réalité la puissance du grand système technique et nous disent en privé que « big is beautiful ».C’est en cela que l’individu consommateur moderne est « branché ».

La cocotte SEB paradoxalement n’appartient pas vraiment à cet univers. Elle continue la tradition française de la cuisson lente en l’accélérant certes, - nous sommes entrés dans le monde « speed » après la Deuxième Guerre mondiale - mais sans la brancher nécessairement sur le macro-système. Un feu de bois peut suffire puisque le principe est très simple et se fonde uniquement sur l’accroissement de la pression atmosphérique... C’est là une exception car l’alchimie de la cuisine se transforme aujourd’hui en une chimie produite sur de grands espaces par l’alimentation surgelée, elle-même rendue possible par le couplage des transports et de l’électricité, de la chambre froide du camion et celle du magasin. À un bout de l’histoire récente de l’électroménager nous retrouvons ainsi la cocotte minute et à l’autre l’infernal micro-ondes.

Pour conclure, l’évolution technologique soutint une utopie sociale lorsqu’elle proclama bien haut qu’elle adoucissait le travail de l’homme grâce à la machine ou qu’elle libérait la femme de la corvée domestique grâce aux appareils ménagers. Aujourd’hui, elles contribuent à fabriquer ce que l’on pourrait appeler la « Mac Donaldisation du monde » et accompagnent un mouvement de mondialisation culturelle et d’uniformisation. L’avenir des techniques de la vie quotidienne ne se joue pas apparemment au quotidien mais restera le produit complexe de décisions prises très loin du consommateur.

Toutefois, le problème pour les décideurs dans les pays riches deviendra de plus en plus celui de trouver les moyens de faire rêver les masses pour leur vendre le progrès tel qu’ils le conçoivent. C’est donc sans doute sur ce plan de l’imaginaire du progrès que le sujet moderne est le plus capable de réagir. Pour moi, les techniques de la vie quotidienne sont un enjeu essentiel dans la démocratie moderne car c’est à son niveau, au niveau local, que l’individu peut redevenir sujet de son histoire. Il faudrait réinventer du savoir, faire résister aux sirènes publicitaires, imaginer un autre futur que celui proposé par le système technique qui nous emprisonne.

Utopie sans doute mais un monde sans utopie est un monde condamné et la cuisine est un lieu très sensible à l’utopie car c’est là que se retrouve le plaisir essentiel de toute vraie civilisation où le manger et le boire sont les conditions de « l’être ensemble ».

Alain Gras
professeur à l’université de Paris 1,
directeur du centre d’étude des techniques, des connaissances et des pratiques

Source: Commemorations Collection 2003

Personnes :

Gras, Alain (1941-)

Thèmes :

Vie quotidienne

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