Page d'histoire : Consécration de l'église Notre-Dame de Tour Grâce d'Assy 1950

Notre-Dame-de-Toute-Grâce du Plateau d'Assy

Nous reproduisons ici, avec l’autorisation de M. Maurice Novarina, architecte de l’église d’Assy, de larges extraits d’une conférence prononcée en 1996 devant l’Académie des beaux-arts.

Le village du Plateau d'Assy (commune de Passy - Haute-Savoie), situé à 1 200 mètres d'altitude, était le village des sanatoriums. En 1935, le Chanoine Devemy, aumônier du sanatorium de Sancellemoz, eut l'idée de faire construire l'église des malades du Plateau d'Assy. Il décida de lancer un concours d'architectes (1937) et m'invita à y participer. En face de la chaîne dentelée, étincelante, du Mont-Blanc, il fallait un édifice robuste, solidement ancré au sol, capable d'affronter les lourdes charges de neige ou les grands vents des hauteurs. Il fallait surtout que cette arche immobile, à peine soulevée par la verticale contrôlée d'un clocher massif, puisse s'insérer sans heurt dans la tectonique du paysage.

Mon projet comporte une façade assez large avec un toit débordant couvrant un narthex. Cette toiture est posée sur six colonnes en pierre du pays. à sa droite, un clocher massif sur plan carré. La façade d'entrée rappelle les célèbres et robustes chalets savoyards de la Vallée d'Abondance construits par les maîtres charpentiers depuis les temps les plus reculés et dont il subsiste encore quelques exemples. Mon Maître, Auguste Perret, qui faisait souvent des séjours dans la région, en admirait les proportions et leur géométrie rigoureuse. Intérieurement, une nef rectangulaire entourée de galeries à un étage et couverte par une charpente en bois du pays, avec arbalétriers massifs, soutenue par un pilier intermédiaire avec contre-fiches sculptées. Cette nef s'ouvre sur le chœur en demi-cercle et, derrière ce chœur, un déambulatoire permet d'accéder à une crypte. Les matériaux utilisés furent une pierre du pays (une carrière fut ouverte à cet effet), le bois et l'ardoise. Les travaux furent confiés à des entreprises régionales. Ils commencèrent en 1938 et furent terminés avant la déclaration de guerre.

En 1943, l'église fut ouverte au public. Les premiers travaux de décoration étaient déjà commencés dans la crypte, qui se trouva complètement achevée vers 1945. Nous songeons, le Chanoine Devemy et moi-même, à confier la décoration de l'église à des grands artistes. Nous rencontrons le Père Couturier qui, pendant la guerre, avait eu des contacts aux États-Unis avec Fernand Léger. Il savait que celui-ci ne refuserait pas une tâche importante à Assy. Nous établissons une liste d'artistes susceptibles de réaliser l'ensemble de la décoration. M. Hautecœur, directeur général des Beaux-Arts, très intéressé par notre proposition, nous fait obtenir une subvention importante.

À Fernand Léger est confiée la décoration du mur derrière les colonnes du porche de l'église. C'est une immense mosaïque réalisée par Gaudin. "C'est - écrit Bernard Dorival - une œuvre magistrale de couleurs et de richesse, d'une monumentalité qui prouvait, sans nul doute possible, que l'artiste avait trouvé là son domaine et qu'il était qualifié pour se mesurer avec ce vaste mur". Les lourdes colonnes de granit vert, par un contraste calculé, servent à faire valoir en contrepoint l'admirable mosaïque de Fernand Léger qui réchauffe, éclaire et fait rayonner la façade. Fernand Léger a ajouté de la beauté à l'un des plus beaux paysages du monde, tout en s'accordant avec son caractère. Quand Léger est arrivé un beau matin sur le terre-plein devant son œuvre magistrale qui venait de se terminer, j'étais à ses côtés et je le tenais par le bras. Tout à coup, je l'ai senti vaciller et il m'a serré fortement la main. Son émotion était grande, il avait des larmes dans les yeux. Cet homme, d'aspect rude comme un rocher, était d'une grande sensibilité. Je me suis permis de lui dire : "Maître, vous êtes touché par la Grâce !" Un peu bougon et plein de pudeur, il s'est penché brusquement vers moi et m'a dit quelques mots émouvants. La lumière était en lui.

À droite du porche de l'église, près des confessionnaux, une très belle sculpture de Lipchitz marque l'entrée des fonts baptismaux. L'artiste a signé son travail par ces paroles émouvantes : "Jacob Lipchitz, juif fidèle à la foi de ses ancêtres, a fait cette Vierge pour la bonne entente des hommes sur la terre afin que l'Esprit règne". Les fonts baptismaux, situés sous le clocher, ont été décorés par Chagall, qui a donné libre cours à son inspiration en exécutant cette céramique sur des thèmes bibliques qui lui sont familiers. Nous devons aussi à Chagall deux bas-reliefs en marbre blanc et deux vitraux aux teintes douces, destinés à matérialiser les rites et les symboles du baptême. La cuve baptismale de Signori, en marbre de Carrare, a l'élégance et l'achèvement d'une fleur, ouvrant la pureté de son calice aux eaux jaillissantes de la grâce.

Germaine Richier a exécuté un Christ extraordinaire. Elle lui a donné une autre expression que celle d'une indicible souffrance. Le caractère semi-figuratif de son œuvre nous entraîne à une méditation déchirée, qui débouche enfin sur la tendresse et sur un incomparable amour.

En liaison avec le Christ des douleurs, Georges Rouault conçut les vitraux qui garnissent les fenêtres inférieures de la façade. Deux de ces vitraux sont consacrés aux scènes de la Passion. Dans la chapelle des Morts apparaît, sous les traits de sainte Véronique, l'effigie de la fille de l'artiste, mélange extraordinaire de pureté et de grâce mystique. On remarque, avec une certaine perplexité, les deux "vitraux aux fleurs", qui prolongent, de part et d'autre de l'entrée, les deux attitudes du Christ souffrant. Chaque bouquet est souligné par ces quelques notes qui déconcertent : à droite, "il a été maltraité et opprimé" et, à gauche, "il n'a pas ouvert la bouche". Mots tirés du prophète Isaïe et qui nous reportent manifestement à la Passion. C'est le thème des cinq vitraux de Rouault et c'est, en même temps, leur unité à travers la trilogie verbale de la Passion, de la souffrance et de la maladie. Pouvait-on mieux qu'au Plateau d'Assy, lieu d'attente de la santé, associer la souffrance sous les traits du Christ des douleurs, et l'espoir sous la forme fleurie qui l'évoque ? Je rappelle que Rouault, à qui nous avions proposé cette réalisation, nous avait dit toute sa joie ; mais il avait ajouté : "Pourquoi avez-vous attendu que je sois si près de mon dernier voyage pour me confier cette œuvre importante ?"

Au-dessus de l'entrée, les vitraux de Bazaine, au niveau de la tribune, sont d'une toute autre nature. Dans l'alternance des jaunes et des bleus, passe un grand flot de lumière victorieuse et d'invincible espérance.

En pénétrant dans la nef, nous sommes saisis et fascinés par la tapisserie de Lurçat. Œuvre de visionnaire, qui tourbillonne dans un flamboiement de formes exubérantes de noir, de blanc, de couleurs alternées. Cette tapisserie monumentale, au caractère tourmenté, digne des plus belles fresques romanes, est un spectacle saisissant. Lurçat m'a dit, il y a longtemps : "J'ai bataillé durant trente ans pour rendre à la laine sa franchise".

Au-dessus des autels secondaires, une céramique de Matisse représente saint Dominique, patron de la paroisse. André Chastel reconnaît dans cette œuvre "une écriture simple et grave". Sur l'autel, au-dessous de la céramique, Braque avait sculpté, d'un ciseau original et impérieux, le symbole eucharistique très souvent répété du poisson, surmonté par le mot Ixtus. Malheureusement, l'œuvre a été volée et jamais retrouvée. Nous l'avons remplacée par une copie. Tout le génie de Braque s'est concentré dans cette surface réduite, dont il a su faire un admirable acte de foi.

À droite, un tableau de saint François de Sales par Bonnard. Nous retrouvons, ici, les nuances légères, les accords mineurs si chers au cœur de Bonnard. Cependant, la perfection de cette toile mauve, flottant sur des lointains bleutés et des ciels orangés, n'apparaît pas à un regard inattentif ; il faut y adhérer avec une sympathie personnelle qui reçoit immédiatement sa réponse. Pour cette œuvre exécutée quelques mois avant sa mort, Bonnard s'était préalablement beaucoup intéressé à la vie de saint François de Sales, ce grand docteur de l'Église, évêque de Genève. Après de longues recherches et de longues études, son œuvre fût d'abord exposée à Paris, à la Galerie Maeght. Malgré son état maladif et son éloignement de Paris, Bonnard se souvint qu'il avait oublié l'auréole dans le portrait de ce grand saint. Il se déplaça, revint spécialement à Paris pour réaliser cette auréole... et il dit ensuite à son entourage : "Maintenant, vraiment, je peux m'en aller !"

Après avoir vécu une telle épopée architecturale, je ne puis taire ma reconnaissance et mon admiration pour tous les artistes. Il s'agissait des plus grands noms du moment, tous habitués à des actions personnelles. Aucun n'a hésité à porter son talent dans le cadre unique de cette église répondant à un programme religieux précis, quelle que soit sa confession.

Maurice Novarina
membre de l'Institut

Source: Commemorations Collection 2000

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