Page d'histoire : Louis Massignon Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), 25 juillet 1883 - Paris, 31 octobre 1962

Au carrefour de la carrière savante, de la vocation spirituelle et de l’action politique, la vie de Louis Massignon (1883-1962), le plus grand orientaliste français du XXe siècle, est une destinée que seul un conteur arabe, au dire de François Mauriac, pourrait narrer ; égale en cela à celle d’un Richard Burton ou d’un Thomas Edward Lawrence.

Il naît le 25 juillet 1862 à Nogent-sur-Marne, de Fernand Massignon (alias Pierre Roche), sculpteur, ami de Joris-Karl Huysmans et proche des milieux d’avant-garde, et de Marie Hovyn, issue de la bourgeoisie du Nord et fervente catholique. Élevé dans une double tradition d’humanisme laïque et de vive piété, bon élève du lycée Louis-le-Grand, il s’y lie avec le futur sinologue Henri Maspero et développe d’abord un grand intérêt pour les sciences naturelles, la géographie et l’histoire, voyant peu à peu l’intense foi de son enfance tiédir et décliner.

Un premier voyage en Algérie, dès 1901, oriente son ardeur de jeune savant vers le monde musulman, intérêt qui se mue en passion comme l’indiquent le choix du sujet de son diplôme d’études supérieures, Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle – Tableau géographique d’après Léon l’Africain (Jourdan éditeur, 1906) et le raid Tanger-Fès-Tanger qu’il effectue, en avril 1904, avec un ami de son père, le sculpteur Pierre Sainte. Nommé en 1906 à l’Institut français d’archéologie oriental du Caire, il y fait des travaux, outre d’archéologie, de linguistique et de philologie et découvre, grâce à son ami l’aristocrate espagnol Luis de Cuadra, à qui le lie une vive passion, la figure du mystique musulman Al-Hallaj, personnage qui deviendra le cœur de sa méditation spirituelle et de son œuvre d’islamologue.

L’année 1908 est un tournant capital dans la vie de Louis Massignon. Chargé de la reconnaissance et de l’étude du château d’al-Okhaïdir, au sud de Bagdad, ayant pris la tête d’une caravane scientifique, il est pris, travail effectué, dans les remous politiques régionaux. Soupçonné d’espionnage, il est arrêté et menacé de mort. Incarcéré dans une cabine du Burhaniyé, navire à bord duquel il compte rentrer à Bagdad, soumis à une violente crise d’angoisse, il vit, le 3 mai 1908, ce qu’il nommera bien plus tard « La visitation de l’Étranger », une expérience mystique cruciale et crucifiante, durant laquelle il voit sa vie d’homme et de savant passée au crible de la colère divine. Ramené et soigné à Bagdad, il connaîtra ensuite, en chemin vers la France, deux autres expériences spirituelles, de consolation et de retour à l’Église. Refait catholique, entré dans une voie mystique radicale, Massignon se liera, entre 1908 et 1913, avec d’autres convertis tels Charles de Foucauld, qui deviendra, avec Gandhi, un de ses maîtres spirituels, Paul Claudel ou Jacques Maritain. Entré à la rédaction de la Revue du Monde Musulman, publication fondée et dirigée par Alfred Le Châtelier, titulaire au Collège de France de la chaire de sociologie et sociographie musulmane, il participe à divers congrès internationaux d’orientalisme (Copenhague, Athènes, Leyde), donne des cours de philosophie, en langue arabe, à l’université égyptienne du Caire (1913), travaille à une thèse sur al-Hallaj (à laquelle l’incite le grand islamologue hongrois Ignaz Goldziher) et prend peu à peu place parmi le Gotha de l’islamologie européenne. Marié en 1914 à Marcelle Dansaert-Testelin, qui restera sa femme jusqu’à sa mort et dont il aura trois enfants, il est mobilisé durant la Première Guerre mondiale.

Muté au front d’Orient, Massignon est envoyé, à sa demande, en première ligne, expérience qu’il vit sur un plan humain et spirituel. Au lendemain du conflit, il intervient comme expert au sein de la mission Sykes-Picot, chargée de redessiner la carte du Moyen-Orient, et joue un rôle certain durant les discussions Fayçal-Clemenceau à Paris. Assidu à accroître le rayonnement de la spiritualité de Foucauld à travers conférences et publications, effectuant de nombreux pèlerinages, lié à certaines figures spirituelles comme la convertie Violet Susman, Massignon voit sa carrière d’islamologue progresser grandement. La soutenance et parution chez Geuthner de sa thèse sur La Passion d’al-Hallaj – martyr mystique de l’Islam en 1922 est une date clé dans l’histoire de l’islamologie et la fondation des études françaises de l’Islam spirituel.

Devenu, en 1919, suppléant au Collège de France de Le Châtelier, il lui succède en 1926, puis est élu, en 1932, directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Ayant fondé, en 1927, chez Geuthner, la Revue des études islamiques, il se voit nommer, en 1933, membre de l’Académie royale de langue arabe du Caire. Conseiller ministériel et chargé de mission au Moyen-Orient, il est au zénith d’un parcours officiel et universitaire qui se clora en 1954 et qu’aura parachevé sa nomination à la présidence de l’agrégation d’arabe. En lien intime avec cette trajectoire publique prestigieuse, la « courbe de vie » spirituelle de Louis Massignon s’avère essentielle. Pèlerin planétaire (de l’Acadie au Japon, en passant par la Bretagne, où il fonde le pèlerinage islamo-chrétien du Vieux-Marché, l’Allemagne, le Moyen-Orient et l’Inde), homme de prière et d’oraisons, marqué par une vie privée douloureuse (mort d’un fils en 1935), Massignon, à la suite d’un Huysmans, a vécu une spiritualité du sacrifice et de l’intercession, priant, dans une perspective abrahamique nonsyncrétique, pour l’entente et le respect entre juifs, chrétiens et musulmans. Méditation et combat auxquels ce dévot de la Vierge de La Salette, devenu prêtre du rite catholique-melkite en 1950, donna la forme écrite de ses trois Prières d’Abraham (pour Sodome, pour Isaac et pour Ismaël), mais également celle de la Badaliya, groupe de prière créé en 1934 avec l’Égyptienne Mary Kahil au sein duquel il se fait l’otage spirituel des musulmans auprès du Christ.

La cause palestinienne et le combat anticolonialiste seront les derniers fronts où combattra Massignon. Proche d’un sionisme qu’il a vu naître dans les années 20, il s’en écartera de plus en plus au fil des décennies pour devenir un opposant farouche, en 1948, à la création de l’État d’Israël, luttant, avec de grandes figures comme le rabbin Magnes ou Martin Buber pour l’entente judéo-arabe. Lié au monde maghrébin depuis sa jeunesse, il n’aura de cesse d’œuvrer pour qu’y règne justice et partage, militant, parfois au péril de sa vie, au sein d’associations comme France-Maghreb ou le Comité chrétien d’entente France-Islam, pour l’indépendance des anciennes colonies françaises. Il meurt à Paris dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1962, à l’âge de 79 ans.

François Angelier, historien producteur et chroniqueur à France Culture

Voir aussi : 

L'autre visage de Louis Massignon, de Laure Meesemaecker, Préface de Ghaleb Bencheikh, Éditions Via Romana, 2011, 179 p.

Louis Massignon,  de Christian Destremau et Jean Moncelon, Éditions Perrin , Collection Tempus, 2011, 534 p.

Badaliya - au nom de l'autre (1947-1962), par Louis Massignon,  présenté et annoté par Maurice Borrmans et Françoise Jacquin, préface du Cardinal Jean-Louis Tauran, Éditions du Cerf, 2011, 400 p.

Source: Commemorations Collection 2012

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