Page d'histoire : Henri Dutilleux Angers (Maine-et-Loire), 22 janvier 1916 - Paris, 22 mai 2013

« Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, alors tais-toi. » Henri Dutilleux fit sienne cette sentence d’un sage chinois, au point d’influer trop manifestement sur l’épaisseur de son catalogue, réduit à une vingtaine d’oeuvres. Cette extrême sévérité, qui rappelle celle d’un Paul Dukas, fut compensée par une exigence de perfection qui transforma chacune de ses créations en événement international.

Originaire de Douai où son père est imprimeur, Henri Dutilleux naît à Angers, où sa famille s’était repliée à la déclaration de guerre. Entré en 1932 au Conservatoire de Paris, il suit l’enseignement des frères Gallon (harmonie, contrepoint et fugue), de Maurice Emmanuel (histoire de la musique) et d’Henri Busser (composition). Il remporte à vingt-deux ans le premier grand prix de Rome avec la cantate L’Anneau du roi. La fête qu’offrit à cette occasion la Ville de Douai au jeune lauréat fut digne d’une réception officielle. En revanche, Dutilleux se sentit très mal à l’aise dans la Rome fasciste et ne séjourna que quatre mois à la Villa Médicis, de janvier à mai 1939.

Cette récompense pourtant enviée constituera pour lui une sorte de boulet, sinon de carcan, l’enfermant malgré lui dans un héritage traditionnel dont il parviendra difficilement à se débarrasser.

Surviennent la « drôle de guerre », qui le mobilisa comme brancardier, la débâcle et l’Occupation. Il compte parmi les premiers adhérents du Front national des musiciens, en riposte au groupe Collaboration des musiciens préférant « composer » avec l’occupant. C’est là qu’il rencontre sa future épouse, Geneviève Joy, pour qui il écrira sa fameuse Sonate, inscrite aujourd’hui au panthéon planétaire des pianistes. « C’est réconfortant, lui écrira Francis Poulenc, de voir un vrai musicien qui sait ce qu’il veut, l’exprime clairement, sans souci de littérature ou de trucs à la mode. »

Nommé à la Libération responsable du service des illustrations musicales de la radio – poste qu’il occupa jusqu’en 1963 –, Dutilleux passe commande à des compositeurs de toutes tendances esthétiques, de Maurice Ohana à Georges Delerue, de Serge Nigg à Maurice Jarre, de Claude Prey à Betsy Jolas, en commençant par Pierre Boulez pour Le Soleil des eaux en 1948.

Ces supports musicaux de dramatiques radiophoniques seront à l’origine de l’éclosion du « théâtre musical » à l’orée des années 1960.

Cette activité accaparante explique en partie la raréfaction de la production de Dutilleux au cours des années 1950, jalonnées cependant par trois révélations majeures, la Première Symphonie, une des dernières créations de l’immense chef Roger Désormière (7 juin 1951), le triomphe du ballet Le Loup par la compagnie Roland Petit (17 mars 1953), et la Seconde Symphonie « Le Double », créée par Charles Munch à la tête du Boston Symphony Orchestra, où le compositeur, jouant de l’effet miroir entre deux formations instrumentales dialoguant au sein d’un même ensemble orchestral, modernise superbement l’esprit du concerto grosso classique.

Il faudra attendre 1965 pour qu’apparaisse une nouvelle oeuvre symphonique, qui marquera le sommet de son art, les Métaboles. Ici Dutilleux s’affranchit radicalement des formes classiques dans un discours novateur d’une somptuosité orchestrale stupéfiante. Métaboles inaugure une période de maturité créatrice rayonnante qui verra deux oeuvres bissées dès leur première exécution : le concerto pour violoncelle Tout un monde lointain…, commande de Mstislav Rostropovitch (1970), et le quatuor à cordes Ainsi la nuit… (1977).

Cette inspiration nocturne se retrouvera sublimée dans Timbres, espace, mouvement (1978), diptyque symphonique inspiré par La Nuit étoilée de Vincent Van Gogh, qui témoigne de l’influence du monde pictural dans l’oeuvre de Dutilleux, dont l’arrière-grand-père paternel, peintre lui-même, était ami intime de Corot.

La composition du concerto pour violon et orchestre L’Arbre des songes, destiné à Isaac Stern, l’occupera cinq années (1980-1985), précédant une pièce pour vingt-quatre cordes, cymbalum et percussion, Mystère de l’instant, commande du chef et mécène suisse Paul Sacher, pour les soixante-dix ans de qui il avait écrit Trois Strophes (1976), devenues depuis un titre-clé du répertoire des violoncellistes. Paul Sacher commandera à Dutilleux une nouvelle oeuvre pour violon et orchestre, Sur un même accord, qui sera
créée par Anne-Sophie Mutter le 28 avril 2002 à Londres.

En 1997, le compositeur se tourne vers un domaine qu’il a peu exploré, la voix, avec une commande de Seiji Ozawa pour le Boston Symphony Orchestra. « Dans les cinq épisodes qui composent The Shadows of Time, écrit-il, je suis resté fidèle au principe d’unité – temps et espace – qui, le plus souvent, domine mes oeuvres, en me référant tantôt à des images intemporelles, tantôt à des événements lointains dont l’intensité, malgré l’empreinte du temps, n’a cessé de me hanter. » Trois voix d’enfants interviennent dans le volet central, « Mémoire des ombres », composé « pour Anne Frank et tous les enfants du monde innocents ». Dutilleux fait ici écho à son ancienne Chanson de la déportée pour voix et piano (1944) et aux Sonnets écrits au secret par Jean Cassou, orchestrés en 1954.

Un demi-siècle plus tard, dans sa dernière grande oeuvre, Correspondances pour soprano et orchestre, il réaffirmera avec éclat ses convictions humanistes et antitotalitaires, tout en rendant un ultime hommage à Van Gogh.

Edith Canat de Chizy
Compositeur
membre de l'Institut

François Pocile
cinéaste et musicologue

Source: Commemorations Collection 2016

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