Page d'histoire : Création des Archives de la planète par Albert Kahn 1912

Indes, Ahmadabad. Dévots au temple Hathi Singh
Autochrome, 20 décembre 1913 - Musée Albert-Kahn, collection Archives de la Planète
© Musée Albert-Kahn - Département des Hauts-de-Seine - Collection : Archives de la Planète / Opérateur Stéphane Passet

France, Roscoff. M. Masson fils et son équipage sur la cale au départ pour la pêche
Autochrome, 6 avril 1920 - Musée Albert-Kahn, collection Archives de la Planète © Musée Albert-Kahn - Département des Hauts-de-Seine - Collection : Archives de la Planète / Opérateur Georges Chevalier

Jusqu’à nos jours, le destin d’Albert Kahn (1860-1940) est resté méconnu. À Boulogne-sur-Seine son nom est encore souvent associé aux seuls Jardins, la partie la plus anecdotique de son œuvre, microcosme de sa vie, entre « forêt vosgienne » et « jardin japonais ». Les documentalistes (et les documentaristes) connaissent, quant à eux, les Archives de la Planète, un fonds extraordinaire de photographies, pour la plupart autochromes (procédé Lumière de couleur sur plaque de verre), et de films non montés – donc sans équivalent ailleurs –, ramenés par ses opérateurs, une vingtaine d’années durant (1912-1931, après quelques voyages personnels dès 1908) des quatre coins du monde : des documents uniques sur la Chine ou les Balkans, la Bretagne ou le Dahomey. Mais seuls quelques initiés ont pris la mesure de son dessein : travailler, par la documentation, au rapprochement entre les peuples, dans une perspective sinon pacifiste du moins irénique. D’où l’idée de financer chaque année plusieurs bourses de voyage « Autour du monde » – ouvertes, fait rare à l’époque, aux femmes et aux étrangers –. D’où la création d’une « Société Autour du Monde », cercle à vocation mondiale, sinon mondialiste, et d’un Comité d’études sociales et politiques, rêvé comme une centrale diffusant en direction d’élites ciblées une information internationale à base de dossiers de presse. D’où le financement de la première chaire de « géographie humaine » du Collège de France, confiée à Jean Brunhes, dont les Archives seraient en quelque sorte le dossier iconographique. On peut s’arrêter là, même si ce mécénat intègre aussi le subventionnement de la médecine universitaire ou de la cinématographie scientifique.

Derrière ces libéralités, une fortune, romanesque, et un homme, discret au point de refuser systématiquement d’apparaître dans ses propres images. La fortune s’origine dans la spéculation européenne sur l’or et les diamants d’Afrique australe ; elle s’est renforcée par un choix à contre-courant en faveur du Japon, puissance émergente, face à la Russie, soutenue par l’Occident. À partir de quoi l’essentiel de l’énergie de cet autodidacte dont le répétiteur s’appelait Henri Bergson passera dans l’usage humaniste de cet argent, usage éclairé par les thèses qu’en pleine guerre mondiale (1918) il développera dans le texte – resté confidentiel – qu’il consacrera aux Droits et devoirs des gouvernements.

L’Histoire sera cruelle à cette utopie. Né dix ans avant une guerre franco-allemande qui clive son destin d’Alsacien, ce juif français mourra sous Vichy, ruiné par la crise de 29. Mais, au cœur de son malheur, une chance aura été saisie : en 1936 le département de la Seine – dont celui des Hauts-de-Seine est aujourd’hui l’héritier – se portera acquéreur de la propriété boulonnaise et de ses trésors. De 1974 à 2004, sous la conduite de Jeanne Beausoleil, une politique systématique de mise en valeur des collections est lancée. L’étape suivante serait de faire renaître les bourses et la Société. Projet un peu fou, assurément, mais pas moins que celui auquel s’attela, trente années durant, le petit banquier solitaire et discret de Boulogne-sur-Seine.

 

Pascal Ory , professeur d’histoire à la Sorbonne-Paris 1, membre du Haut comité des Commémorations nationales

 

Voir aussi :

L'Alsace et la Lorraine dans les archives de la Planète d'Albert Kahn

Site internet du musée Albert Kahn

Source: Commemorations Collection 2012

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