Page d'histoire : Jean Vilar Sète (Hérault), 25 mars 1912 - Sète, 28 mai 1971

Jean Vilar (à droite) et Gérard Philipe se préparent à jouer « Le Cid » de Corneille, Suresnes, 1951 (premières représentations du Théâtre national populaire) - Photographie Sam Lévin Collection particulière de l’Association Jean Vilar Donation Sam Lévin © Ministère de la Culture - Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN

Jean Vilar est le débiteur de deux maîtres.

Auprès du premier, son père, modeste boutiquier de Sète, où il naquit en 1912, il apprend à lire dans le livre de raison d’un très petit commerce soucieux de vendre au juste prix une marchandise honnête. Vilar* n’oubliera pas les leçons d’économie de ce père austère et bon qui l’initia aux plaisirs des classiques dévorés dans les éditions populaires. Une heure de violon quotidienne en fera un excellent mélomane. Et puis il y a Sète, les joutes, le vent et le soleil, une petite ville pour une petite vie que Vilar fuira en 1932 pour « monter à Paris » ; mais cette « lumière de peintre » éclairera les fonds de Chaillot.

Son deuxième maître est Charles Dullin : au Théâtre de l’Atelier, le pion Vilar, pâle étudiant tchékhovien, reçoit une révélation non pas claudélienne (il est farouchement athée), mais poétique. Assistant à une répétition de Richard III, il éprouve le choc de l’œuvre dans la voix de l’acteur : il vient d’apprendre que l’art de l’interprète est aussi fait d’exigences qu’on dira « civiques ». Dès avant la guerre, son diagnostic est impitoyable : le théâtre parisien se contente de poussières à peine ravivées par le Cartel (Baty, Pitoëff, Dullin, Jouvet). Pour Vilar, le public est la pierre angulaire du théâtre, à équidistance de l’interprète et du poète ; non pas le public des raffinés, mais de ceux qu’il ne faut pas tromper avec « des arguties, de la poudre aux yeux, des hypothèses d’école ».

Les années de guerre confirment ce destin : si l’on s’étonne du quasi-silence politique de Vilar sous l’Occupation, il souffre aussi d’une extrême pauvreté (« Oh oui ! j’ai connu la faim, la misère, les quignons de pain frottés d’un fond de moutarde… »), il sillonne les routes de Bretagne avec une jeune compagnie, écrit beaucoup, son œuvre dramatique restant moins marquante que sa réflexion théorique. Les privations lui inspirent un théâtre de la pauvreté. Régisseur rigoureux (et non pas metteur en scène), ce comédien à la voix métallique commence à être reconnu à Paris à travers ses interprétations de Molière, Strindberg, Thomas Stearns Eliot… Son apparition dans Les Portes de la nuit (1946) de Prévert et Carné consacre une personnalité incandescente.

1947 : en Avignon, René Char suggère d’allier le théâtre à une exposition d’art contemporain où sont rassemblés les plus grands noms du XXe siècle, en invitant Vilar à jouer Meurtre dans la cathédrale. Ce dernier refuse d’exploiter un succès parisien : il ne va pas donner dans les facilités qu’il s’épuise à dénoncer ! Quinze jours plus tard, il accepte à condition de présenter trois créations (un Shakespeare inédit, un Claudel, une pièce du jeune Maurice Clavel), dans trois lieux différents. La décision revient au maire, le docteur Pons : si ce dernier n’avait pas été sensible à la chose (non pas « l’affaire ») culturelle, le festival d’Avignon sous sa forme ardente serait-il jamais né ? L’alchimie réussit : l’exigence l’emporte sur la facilité et, tout de suite, Vilar a l’intuition d’une ville « en théâtre » telle qu’elle le deviendra dans les années 1970.

Vilar douta parfois de son talent, mais jamais de celui d’avoir su s’entourer. Il rassemble une compagnie d’artisans qui seront plus tard les grands noms de leur métier : Philippe Noiret, Jeanne Moreau, Michel Bouquet, Maria Casarès, Robert Hirsch, Daniel Sorano, comédiens, mais aussi Jean Rouvet, administrateur, Pierre Saveron, lumière, Léon Gischia, costumes, Maurice Jarre, musique… Au faîte de sa popularité, Gérard Philipe le rejoint pour constituer le cœur d’Avignon : tous ont conscience du désintéressement de Vilar, patron incontesté d’une équipe poétique.

1951 : voici Vilar aux commandes de deux palais, celui des Papes d’Avignon et celui de Chaillot à Paris, où il vient d’être nommé par la sous-directrice aux Beaux-Arts, Jeanne Laurent. Ce vaisseau abrite le Théâtre National Populaire – TNP – créé par Firmin Gémier en 1920 mais tombé en déshérence. Deux théâtres de près de trois mille places. Les principes de Vilar s’incarnent dans « le théâtre service public aussi nécessaire que l’eau, le gaz et l’électricité », cependant que la IVe République s’agace des dévoiements d’une génération d’animateurs qui, en pleine Guerre froide mais selon la mission fixée par Jeanne Laurent (elle sera promptement remerciée), prétend réconcilier l’art et les classes laborieuses. Vilar est à la pointe du mouvement avec Kleist, Büchner (des « Boches » !), Shakespeare, Molière, Corneille, Hugo, Musset, mais aussi les contemporains Pichette, Vauthier, Claudel, Clavel, Brecht (autre Allemand, communiste de surcroît, dont il sera, en France, le premier metteur en scène). « L’émerveillement d’Avignon », augmenté de la présence lumineuse de Gérard Philipe, les triomphes du TNP à Chaillot et dans le monde, l’obstination de Vilar, auront raison de leurs adversaires. La disparition prématurée de Gérard Philipe en 1959, à 36 ans, ne fera pas faiblir cette marche en avant : Avignon et le TNP étaient arrimés chaque année à un public d’un demi-million de spectateurs.

Malrucien à bien des égards, Vilar mit fin provisoirement au temps du mépris. Grâce à lui, le public éloigné du théâtre cessa de dire « ce n’est pas pour moi » : même si les prolétaires parisiens ou les paysans de Vaucluse allaient peu à Chaillot ou au Palais des Papes, ils savaient qu’ils pouvaient y aller ; que les plaisirs de l’intelligence ne leur étaient pas interdits, et qu’il ne dépendait que d’eux de se les approprier.

Bien avant 1968, Vilar s’inquiète de toute sclérose : il renonce à mettre en scène et à jouer la comédie (sinon épisodiquement) et se consacre au festival qu’il place au carrefour d’une société qui n’est pas encore dite « du spectacle » : les Rencontres d’Avignon étudient, dès 1964, les liens de l’art et de la société. En 1966, il appelle Maurice Béjart dans la cour d’Honneur, puis la jeunesse « cultivée » de mai 68 échoue à Avignon après les événements : Vilar est accusé d’être le chien de garde de la culture. S’il résiste à l’injuste procès et à la vaine insulte, il sort blessé de cette confusion mais ne cesse de répondre à ses détracteurs : « Continuons ».

Il meurt à 59 ans en laissant « dans le cœur de quelques-uns le souvenir de l’honnêteté ». Son œuvre perdure aujourd’hui à travers un festival tentaculaire. Vilar ou l’apprenti sorcier… Quant à ses analyses théoriques, elles sont partiellement réunies dans De la Tradition théâtrale (L’Arche), Le théâtre, service public et Mémento (Gallimard).

Depuis 1979, l’Association Jean Vilar, en partenariat avec la ville d’Avignon et la Bibliothèque Nationale de France, anime la Maison Jean Vilar à travers des expositions, des publications (Les Cahiers Jean Vilar), des propositions artistiques afin d’illustrer la leçon de celui qui affirmait : « On dit que j’ai un style, non : j’ai une morale », résumant ainsi son orgueil insensé et sa vraie modestie. Il arrivait à Vilar de se plaindre de ne pas avoir trouvé « son » auteur, comme Jouvet, Giraudoux, ou Barrault, Claudel. C’est qu’il était lui-même le poète de son engagement.

Jacques Téphany
directeur délégué de l’Association Jean Vilar

voir la commémoration de 2001

Editions

Cahiers Jean Vilar : N° 112  mars 2012
Dans les pas de Jean Vilar Revue de presse consacrée à la disparition de Vilar en mai 1971 : les articles recomposent le portrait d’un homme multiple et morcelé parti avec son «énigme». Kaléidoscope "Vilar vu par" : de Philippe Avron à Georges Wilson en passant par Pierre Boulez, Claude Roy, Roland Barthes, Bernard Dort ou Bertrand Poirot-Delpech… La Ligne droite (Inédit) : première époque (1940/1947) de la correspondance entre Jean Vilar et son épouse, Andrée Schlegel. Catalogue de l’exposition biographique présentée à Sète à l'occasion du Centenaire 2012. Nombreuses illustrations, fac-similés de documents rares ou inédits
tél. 04 90 86 59 64 ; courriel : contact@maisonjeanvilar.org

« Jean Vilar raconté aux jeunes … et aux autres » par Laurence Abel
Lansman Editeur, 2011, 96 p.

Aux Éditions de L'Avant-Scène théâtre : texte complet de la pièce Dans le plus beau pays du monde écrite en 1941 par Vilar - Consulter

Vidéos

Nombreux documents vidéo et audio sur le site de l’INA

 

Source: Commemorations Collection 2012

Liens