Page d'histoire : René Daumal Boulzicourt (Ardennes), 16 mars 1908 - Paris, 21 mai 1944

À l’image du Mont Analogue resté inachevé, l’oeuvre et la vie de René Daumal sont-elles demeurées en suspens dans l’histoire de la pensée et des lettres françaises, privées à ce titre de reconnaissance ? Sinon comment comprendre que ce double métaphysicien de Rimbaud, né comme lui dans les Ardennes et très tôt sorti du cadre où on l’avait vu si précocement évoluer, puisse manquer encore à l’appel lorsqu’on cherche à nommer les    représentants les plus originaux du génie français ? Le centenaire de la naissance de celui qu’André Breton rêvait de voir rallier sa révolution surréaliste sera-t-il l’occasion de revenir sur cette négligence fâcheuse de notre mémoire collective ?

Jeune lycéen à Reims, René Daumal cherche, aux côtés de ses condisciples (Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, Robert Meyrat) sa formule existentielle : une rationalité qui chez lui incarne la plus haute exigence, doublée d’une aptitude sans commune mesure à se porter vers les expériences des limites (« … je me mets à faire toutes sortes d’expériences « pour voir », avec des camarades, alcool, tabac, noctambulisme, etc. J’essaie de m’asphyxier (C CL4 ou benzine) pour étudier comment disparaît la conscience et quel pouvoir j’ai sur elle. »). Sorti du laboratoire de Reims, le « simplisme », manière de pataphysique qui sied à ces jeunes gens pince-sansrire, semble déjà porter les germes d’une révolte qui va se cristalliser à travers l’aventure du Grand Jeu.

Les démêlés qui opposent le groupe des Rémois montés à Paris et le fondateur et pape du surréalisme trouvent dans la fameuse « Lettre ouverte à André Breton » publiée dans le troisième numéro de la revue Le Grand Jeu leur dénouement : « Prenez garde André Breton, écrit Daumal, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes ». Rupture consommée avec la révolution spectacle mais aussi avec la scène littéraire ou philosophique où Daumal aurait pu prétendre à quelques lauriers. Mais son aventure est ailleurs.

Sa connaissance du sanskrit et de la philosophie indienne, sa haute connaissance des formes culturelles de l’expérience mystique, sa quête insatisfaite au sortir des échauffourées parisiennes le conduisent à rejoindre l’un des groupes qui expérimentent à Paris l’enseignement de Georges Ivanovitch Gurdjieff. L’incompréhension que suscite ce choix, la détermination que Daumal met dans ce qui lui apparaît comme une « éducation intégrale de l’homme », l’obligation de quitter Paris en juin 1940, une santé ruinée par la tuberculose, des conditions matérielles déplorables achèvent alors de le marginaliser. Il laisse à sa mort une oeuvre en fragments mais qui n’a cessé de convoquer de nouvelles générations de « chercheurs » : deux contes, La Grande Beuverie et Le Mont Analogue, un recueil poétique, Le Contre-Ciel, et deux volumes d’essais qui portent la marque de son esprit incandescent, L’évidence absurde et Les pouvoirs de la parole.

Jean-Philippe de Tonnac
essayiste et journaliste

Source: Commemorations Collection 2008

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