Page d'histoire : Eugène Carrière Gournay-sur-Marne, 16 janvier 1849 - Paris, 27 mars 1906

Autoportrait
Strasbourg, musée d'art moderne et contemporain
© Musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg / A. Plisson

Issu d’un milieu modeste, Eugène Carrière passe son enfance et sa jeunesse à Strasbourg. Il y fréquente à partir de 1862 l’école municipale de dessin et, dès 1864, est placé comme apprenti chez un lithographe industriel. En 1869, contre l’avis de son père, il s’installe à Paris et entre dans l’atelier de Cabanel, puis à l’École des beaux-arts en 1873. En 1876, il échoue au Prix de Rome et expose pour la première fois au Salon (Portrait de la mère de l’artiste, Strasbourg, MAMCS). Il se marie en 1878, sa femme Sophie et leurs sept enfants seront, dans son œuvre, des modèles récurrents.

Se dégageant progressivement de l’influence de l’École, il trouve au milieu des années 1880 son propre vocabulaire plastique. Il reçoit le soutien des critiques et des collectionneurs, autant d’amitiés dont témoignent les portraits peints par l’artiste. En 1890, il rallie la Société nationale des beaux-arts et peint le portrait de Paul Verlaine (Paris, musée d’Orsay) qui deviendra une « icône ». S’ouvre alors pour Eugène Carrière une période extrêmement féconde. Reprenant la lithographie, il met au point une technique qui influence sa peinture : monochromie, évincement des détails, stylisation et déformation : « Je n’ai su mon métier que depuis la découverte que j’ai faite, que la ligne courbe était le contour de toute chose, et jamais la ligne droite. (..) Ça doit se dessiner avec la ligne ondulante d’une plante… et c’est ainsi que doit être dessinée une femme, un horizon, enfin tout », confie-t-il à Edmond de Goncourt en 1896.

La seconde moitié de la décennie 1890 est jalonnée de compositions de grande envergure : Théâtre Populaire (Paris, musée Rodin), Christ en Croix (Paris, musée d’Orsay) ainsi que des commandes de décors publics (Sorbonne, mairie du XIIe arrondissement). Voyageant en France et en Europe, il peint également de nombreux paysages. En 1898, il ouvre une « académie » qui accueille notamment Matisse et Derain. À la fin du siècle, Carrière, qui fréquente le salon d’Aline Ménard-Dorian, prend une part active aux débats de son temps. Il milite en faveur de l’éducation populaire avec Gustave Geffroy. Aux côtés de Georges Clemenceau, il s’engage en faveur du capitaine Dreyfus et réalise en 1897 une affiche pour le lancement de l’Aurore.

À la fin de l’année 1902, Carrière, atteint d’un cancer de la gorge, est opéré. Affaibli par la maladie mais sollicité de toutes parts, il envisage de s’installer en Belgique où il fait de longs séjours. En 1903, il est le premier président du Salon d’automne. Le 20 décembre 1904, un banquet, présidé par Rodin, est organisé en son honneur. Fin 1905, Carrière subit une nouvelle opération qui le laisse paralysé et le condamne au mutisme. Ses amis se relaient à son chevet, échangeant avec l’artiste des conversations au crayon. Il s’éteint à Paris le 27 mars 1906, dans sa maison de la Villa des Arts.

Resté en retrait des querelles artistiques de son époque, Eugène Carrière fut toute sa vie un ardent humaniste, plus préoccupé de ce qui rassemble les hommes que de ce qui les sépare. « Visionnaire de la réalité » selon ses propres termes, il cherche à fixer sur la toile une réalité psychologique : « Quand je fais un être, j’ai la pensée, tout le temps, que j’ai à rendre des formes habitées ». Sa peinture, loin de se cantonner aux scènes de l’intimité familiale et aux portraits, embrasse l’ensemble des genres picturaux, qu’il traite avec le même synthétisme. À bien des égards, son art est proche des préoccupations esthétiques du symbolisme pictural. Sans descendant direct, en partie à cause de la leçon de liberté et de connaissance de soi qu’était son enseignement, ce maître des jeunes Fauves eut néanmoins une influence marquante sur le Picasso de la période bleue ainsi que sur les jeunes futuristes italiens.

Alice Lamarre
historienne d’art

Source: Commemorations Collection 2006

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