Page d'histoire : Carl von Linné (Carl Linnaeus) Rashult (Suède), 13/23 mai 1707 - Uppsala (Suède), 10 janvier 1778

« Seul avec la nature et vous, je passe dans mes promenades champêtres des heures délicieuses, et je tire un profit plus réel de votre Philosophia Botanica, que de tous les livres de morale. » Cette phrase que Jean-Jacques Rousseau, converti il y a peu à la botanique, écrit à Carl von Linné en 1771, est celle d’un élève à son maître.

Linné est la figure emblématique de l’histoire naturelle européenne au XVIIIe siècle. Ce naturaliste suédois publie en 1735 l’ouvrage qui allait l’immortaliser : le Systema naturae. Il y expose une classification rigoureuse des trois règnes de la nature qu’il scinde en classes, ordres, genres et espèces. Sa classification des plantes, notamment, lui vaut une renommée planétaire. Linné divise le règne végétal en vingt-quatre classes selon le nombre des étamines et leur position par rapport au pistil. La première classe réunit les plantes n’ayant qu’une étamine, la suivante celles qui en ont deux, et ainsi de suite, à quelques détails près. La vingt-quatrième classe réunit les végétaux n’ayant pas d’organes sexuels visibles comme les fougères ou les algues. Pour bien faire comprendre son système, Linné explicite la description scientifique de chacune de ses classes par des métaphores anthropomorphiques que ses détracteurs dénonceront comme « lubriques ». Avec lui, la botanique devient une science populaire.

Le règne animal est divisé par Linné en six grandes classes. L’homme, étudié comme n’importe quelle autre espèce, est placé par lui dans la classe des « Quadrupèdes », au sein de l’ordre des Anthropomorpha, en compagnie du singe et du paresseux. Là encore, nombreux seront ceux qui, à l’image de La Mettrie, Buffon ou Diderot, protesteront contre ce traitement infligé à l’homme. Linné entendra leurs critiques et, dans la dixième édition de son Systema naturae, publiée en 1758, il substituera au nom de « Quadrupèdes » celui de « Mammifères », et nommera « Primates » ses anthropomorphes. C’est aussi dans cette dixième édition que Linné généralise l’emploi d’une nomenclature binomiale latine pour nommer chaque espèce animale : désormais l’espèce humaine s’appellera Homo sapiens, le chimpanzé Pan troglodytes, le chien Canis familiaris, etc. Quatre ans auparavant, il avait fait de même pour les plantes. La date de 1758 est aujourd’hui considérée par la communauté scientifique internationale comme le point de départ de la nomenclature zoologique moderne. Toute espèce nouvellement découverte continue à être nommée et décrite d’après les principes édictés au XVIIIe siècle par Linné.

Le monde de Linné n’a pourtant rien à voir avec celui des biologistes actuels. Dieu et la Bible y occupent une place centrale. Linné, fils de pasteur, est convaincu d’avoir été élu par Dieu pour retrouver l’ordre de la Création. « Deus creavit, Linnaeus disposuit », telle est sa devise. Ses contemporains le nomment le « second Adam ». Selon Linné, la Terre était à l’origine entièrement recouverte par les océans, à l’exception d’une île située sous l’équateur : le Paradis terrestre. Il y a six mille ans, Dieu y a créé les espèces végétales et animales tel qu’il est rapporté dans le récit de la Genèse, puis les a présentées à Adam pour qu’il leur donne un nom. Depuis lors, les eaux se sont progressivement retirées, laissant apparaître des terres habitables que plantes et animaux ont peu à peu colonisées. Les espèces qui vivent aujourd’hui, pense Linné, sont identiques à celles créées par Dieu à l’origine du monde. Aucune n’a disparu, et aucune espèce nouvelle n’est apparue. Linné est créationniste et fixiste.

Saluée partout en Europe et dans le monde, l’oeuvre classificatoire et nomenclaturale de Linné, et les présupposés théologiques qui la sous-tendent, n’ont jamais fait l’unanimité en France. Les botanistes Bernard et Antoine- Laurent de Jussieu opposent au système sexuel linnéen une méthode plus naturelle de classement, fondée sur la subordination des caractères, adoptée au Jardin du roi à partir de 1774. Michel Adanson conteste avec virulence l’intérêt de la nomenclature binomiale. Quant à Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, intendant du Jardin du  roi pendant cinquante ans, il ne voit dans l’entreprise linnéenne guère plus « que des échafaudages pour arriver à la science, et non pas la science elle-même ». Un avis que partagent Maupertuis et Diderot.

Toutes les conditions semblaient donc remplies en France pour que la taxinomie linnéenne sombre dans l’oubli après la mort de Linné, en 1778. Or, il n’en a rien été. Une première société linnéenne voit le jour à Paris en décembre 1787, deux mois avant celle de Londres, toujours en activité. En août 1790, un buste du grand homme est inauguré en grande pompe au Jardin du roi, sous le cèdre du Liban planté au pied du labyrinthe. Les révolutionnaires s’enthousiasment pour le laconisme de la langue nouvelle dont il a doté la botanique et la zoologie. Avec le culte de Rousseau, l’histoire naturelle est au goût du jour. Des arbres de la liberté, qu’il faut choisir avec soin, sont plantés partout sur le territoire. Le calendrier républicain devient champêtre. Les sciences naturelles sont enseignées dans les écoles centrales qui ont remplacé les collèges de l’Ancien Régime.

Émerge ainsi peu à peu un néolinnéisme qui, sous la Restauration, trouve son expression la plus spectaculaire dans la multiplication des sociétés linnéennes : Bordeaux en 1818, Paris en 1821, Lyon en 1822, Caen en 1823, etc. Il en va de même ailleurs dans le monde : Philadelphie en 1806, Uppsala en 1807, Boston en 1813, etc. Toutes ces sociétés, ouvertes aux femmes en France, célèbrent un véritable culte de Linné, notamment lors de fêtes savantes champêtres, dites fêtes linnéennes, dont le rituel est soigneusement codifié. Le combat qu’elles mènent dans la première moitié du XIXe siècle pour le retour aux dogmes linnéens, tels qu’ils sont exposés par exemple dans la Philosophia botanica (1751) chère à J.-J. Rousseau, a longtemps paru anachronique. Il a pourtant permis de prendre conscience de la nécessité de stabiliser et d’harmoniser la nomenclature scientifique. Ce sera l’oeuvre, à la fin du XIXe siècle, des codes internationaux de nomenclature qui, encore aujourd’hui, donnent aux écrits de Linné une priorité absolue. Jusqu’à quand ? L’actuelle classification phylogénétique du vivant s’accommode de plus en plus mal d’une nomenclature pensée il y a quelque 250 ans dans un cadre résolument fixiste. Mais, pour l’instant, aucun biologiste n’est parvenu à en proposer une autre qui fasse l’unanimité.

Pascal Duris
maître de conférences en épistémologie et histoire des sciences à l’université Bordeaux 1

Source: Commemorations Collection 2007

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