Page d'histoire : Alfred de Musset Paris, 11 décembre 1810 - 2 mai 1857

Pour comprendre l’aura de Musset auprès de ses contemporains, il faut citer le mot de Sainte-Beuve qui l’avait bien connu et qui jalousait ses dons poétiques exceptionnels : « C’était le printemps même, tout un printemps de poésie qui éclatait à nos yeux. Il n’avait pas dix-huit ans : le front mâle et fier, la joue en fleur et qui gardait encore les roses de l’enfance, la narine enflée du souffle du désir, il s’avançait le talon sonnant et l’œil au ciel, comme assuré de sa conquête et tout plein de l’orgueil de la vie. Nul, au premier aspect, ne donnait mieux l’idée du génie adolescent ». Le revers de la médaille, l’ombre au tableau, c’est que ce printemps fut sans lendemain, cette adolescence brisée dans son élan. Les promesses de l’aube ne furent jamais concrétisées par l’accession à l’âge adulte. Ainsi, Musset, poète de l’éternelle jeunesse, ne serait précisément que cela, le poète de la jeunesse, incapable de maturité, « un jeune homme d’un bien beau passé », pour reprendre le mot cruel de Heinrich Heine. Quel contraste, de ce point de vue, avec Baudelaire, de dix ans son cadet, mort au même âge que lui, à quarante-six ans, et qui incarne au contraire à nos yeux l’accomplissement même du génie poétique ! Autre limite apparente : ce poète typiquement « français » – « c’est-à-dire haïssable au suprême degré », concluait Rimbaud dans la Lettre du voyant – dont toute l’existence s’est déroulée dans le Paris romantique, n’a jamais voyagé, en dehors du calamiteux voyage de Venise en compagnie de George Sand à l’hiver 1833-1834. Né le 11 décembre 1810 à Paris, Musset meurt dans cette même ville le 2 mai 1857. Existence réduite à un printemps sans été, enclose dans deux ou trois quartiers de la capitale, et qui semble tourner le dos au monde extérieur. Mais cette restriction est aussi synonyme de concentration : c’est en moins de dix ans qu’éclosent ses principaux chefs-d’œuvre, des Contes d’Espagne et d’Italie (1829) aux Nuits (1835-1837), d’Un spectacle dans un fauteuil, vers et prose, à la Confession d’un enfant du siècle (1836). Et c’est sur des ailleurs rêvés, l’Orient des Mille et Une Nuits, la Bavière hoffmannienne de Fantasio, l’Espagne et l’Italie des Contes, la Naples des Caprices de Marianne, la Florence de Lorenzaccio, que s’ouvre cette réalité restreinte en apparence, mais infiniment riche, en vérité, des élévations du songe et de la féerie.

Cette double limitation dans le temps et dans l’espace n’empêcha pas Musset de connaître une gloire posthume d’un long siècle, une gloire immense qui fut la seule à pouvoir rivaliser avec celle de Victor Hugo. Le plus étonnant peut-être dans cette gloire est qu’elle embrassa tous les étages de la société et toutes les conditions. II y eut ainsi, à côté du Musset licencieux de Gamiani ou deux nuits d’excès, un conte libertin illustré par Devéria, le « Musset des jeunes filles » et le « Musset des familles », anthologies ad usum Delphini. Écrivain aristocrate et raffiné, regrettant les fastes du règne libertin de Louis XV, Musset fut aussi un authentique poète populaire, l’émule du chansonnier Béranger, dont chacun savait les strophes par cœur. Des chansons comme « Le Rhin allemand », la « Chanson de Fortunio » et surtout la « Chanson de Mimi Pinson » furent longtemps sur toutes les lèvres, fredonnées par des générations entières.

Tout ce qui compte dans les lettres entre 1850 et 1950 a subi l’influence de Musset ou l’a rejeté avec violence au contraire. Zola, avant de devenir l’apôtre du naturalisme, a imité le ton des Contes et Nouvelles dans ses Contes à Ninon. Le Parnasse a hérité de Musset sa composante légère et fantaisiste. Le symbolisme s’est édifié contre lui, dans le dédain de son sentimentalisme élégiaque, mais un poète comme Verlaine se souvient de lui dans ses Fêtes galantes et surtout dans Sagesse. Le surréalisme l’a naturellement exécré, mais Soupault lui a consacré une jolie monographie et Aragon l’admirait, allant jusqu’à pasticher les « Stances à la Malibran » dans le célèbre poème de « L’Affiche rouge ». Au théâtre, où sa fortune perdure jusqu’à aujourd’hui, Musset a suscité les mises en scène inspirées de Gaston Baty, Jean Vilar, Giorgio Strehler, Guy Rétoré et Jean-Pierre Vincent. Entre les deux guerres, le doux Giraudoux a prolongé sa veine gracieuse et mélancolique. Déjà Oscar Wilde calquait l’intrigue et les caractères de sa comédie la plus célèbre et la plus débridée, De l’importance d’être Constant, sur le proverbe Il ne faut jurer de rien. Le cinéma même illustre ce rayonnement durable, avec La Règle du jeu de Jean Renoir, dont le scénario primitif est une adaptation des Caprices de Marianne ; le personnage incarné par Renoir a du reste conservé dans la version définitive le prénom mussétien d’Octave. Les « Comédies et Proverbes » d’Éric Rohmer, série de six films tournés dans les années 1980, retrouvent intacts, à la toute fin du XXe siècle, l’alacrité, l’enjouement et la secrète cruauté des très jeunes personnages de Musset.

Musset serait-il aujourd’hui démodé ? Non pas ! Principal représentant, avec Nerval, de ce que Paul Bénichou a appelé « l’École du désenchantement », il retrouve, deux siècles après sa naissance, une sorte de mystérieux accord avec la société présente, sa jeunesse surtout, comme lui « née trop tard dans un monde trop vieux », inadaptée au réel et surtout barrée dans son avenir. À cette jeunesse Musset enseigne les vertus de la révolte, les périlleux prestiges de la passion, et aussi, quand le sentimentalisme ne l’étouffe pas, l’ironie suprême du détachement qui consiste à prendre la vie comme un jeu et le monde comme un rêve éveillé, tour à tour euphorique ou navrant.

Frank Lestringant
université de Paris-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2010

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