Page d'histoire : Publication du Grand Meaulnes d'Alain-Fournier 1913

La persistante présence du Grand Meaulnes dans les anthologies et les manuels scolaires – aux côtés de Racine, Baudelaire ou Rimbaud - fait  de ce roman  «situé»,  qui  correspondait  aux  attentes romanesques du public de 1913, un « classique » du vingtième siècle. Peut-être le début du XXIe siècle fait-il vivre à nos contemporains des émois et des désirs comparables à ceux des contemporains d’Alain-Fournier. L’entrée dans un nouveau siècle fait frémir l’envie de renouveau, d’aventure, et invite à croire en la viabilité de l’avenir. En 2013 comme en 1913, Le Grand Meaulnes, qui balaie les valeurs positivistes et parie sur la vision subjective, sur l’introspection intuitive et sur un romanesque de l’intériorité, touche des lecteurs que navrent la technicisation croissante et l’impersonnalisation qu’elle induit. En bref, Le Grand Meaulnes nous entraîne dans un récit qui pallie l’assèchement de l’extrême modernité par un supplément d’âme, en associant au roman du sentiment un roman de l'événement.

Récit a posteriori d'un apprentissage initiatique, il exprime la confiance des héros dans les péripéties du hasard et le crédit qu’il faut accorder aux rencontres. C’est le sens de l’aventure, la joie triomphante de s’être perdu sans l’avoir voulu et donc de s’être soustrait à la discipline étroite de la famille ou de l’école qui étreint Augustin au tout début de son égarement. Il devient ce « gonze auprès de qui tout est possible » dès que, s’abandonnant à l’étrangeté dépaysante du réel, il compense l'inquiétude qu'elle suscite par la foi dans le réel lui-même. François Seurel, confident du jeune homme, reçoit l’aveu de la double découverte : s’étant perdu puis trouvé dans le domaine sans nom, Augustin découvre et les Sablonnières et, sous les traits de la grande jeune fille élancée, l'obscur objet de son désir : non tant Yvonne de Galais que le désir lui-même. Narrateur de l’histoire, François nous entraîne à notre tour, par le récit qu’il fait de l’étrange aventure au domaine mystérieux, de l’illumination et de la déception, dans les pas d’Augustin. Il nous propose de vivre sur le mode imaginaire, si nous acceptons de devenir à travers la lecture du roman les propres lecteurs de nous-mêmes, l’apprentissage du héros.

À cet égard, Le Grand Meaulnes est une illustration de ce roman d’aventure intérieure qu’en 1913 Jacques Rivière appelait de ses vœux pour revitaliser le roman français, loin des analyses desséchantes ou des regrets dissolvants. C’est un roman situé, ce qu’attestait la polémique autour du prix Goncourt 1913, qu’il manqua d’une voix après treize tours de scrutin.  Mais c’est aussi un roman inscrit dans la durée, qui en appelle à un lecteur sensible prêt à se laisser prendre par le partage d’un éblouissement et d’une quête. Car Le Grand Meaulnes, dont Julien Gracq louait la puissance d’attraction et la charge affective, combine une atmosphère sentimentale et un élan désirant. La fragmentation et la discontinuité non chronolo- gique de la narration, la polyphonie des voix qui reconstituent l’histoire  d’amour  et  d’amitié épousent le sens du mystère, le goût du présent, et finalement illustrent ce « merveilleux pouvoir de sentir » que se reconnaissait Alain-Fournier.

Qu’il passe selon les générations critiques pour post-symboliste ou pour réaliste, qu’on lui reproche d’être naïf ou rongé de littérature, Le Grand Meaulnes reste un exemplaire roman de la jeunesse, irradié par l’élan de « quelque chose que j’appelle la vie ». Un siècle après sa parution, il répond à l’exigence d’un supplément d’âme et satisfait le désir d’un romanesque de l’émotion qui, loin de se confondre avec les excès du pathos, forme et instruit l’expérience de l’existence.

Marie-Hélène Boblet professeur des universités
université de Caen-Basse Normandie

Source: Commemorations Collection 2013

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