Page d'histoire : Première parution des Pieds Nickelés Paris, L'Épatant, 4 juin 1908

Le 4 juin 1908, qui se doutait de la révolution qu’introduisait l’inconnu Louis Forton dans le n° 9 de L’Épatant ? Il voulait appeler ses héros Les pieds sales, mais ses éditeurs, les frères Offenstadt, imposèrent un titre repris (racheté ?) à Tristan Bernard. Les Pieds Nickelés évoqueront désormais les « chanceux » qui ont les pieds « vernis ». Forton prétendit s’être inspiré des trois éditeurs, mais il croqua vraisemblablement les employés de son cercle hippique et un clochard célèbre. Croquignol, Ribouldingue et Filochard entraient dans la légende.

Entre deux prisons, deux arnaques ou deux vins, ces anti-héros bambochards, escrocs, débrouillards, amassent des fortunes aussitôt reperdues, vivent des aventures palpitantes, visitent le monde, rencontrent des célébrités (des vraies), se font passer pour d’autres. Mélange de subversion (contre les militaires, la police, le fisc, les puissants, la guerre, le racisme et pour la bonne vie) et de « poujadisme » bien trempé (contre les politiciens, les fonctionnaires, l’intérêt public, les révolutionnaires, les femmes), ils sont séduisants tous azimuts. Ils s’attaquent aux pauvres comme aux riches, aux Noirs comme aux Blancs, aux faibles comme aux forts.

Connu pour ses retards, Forton se fait aider. Il crayonne, une assistante encre ses dessins. Les scénaristes maison contribuent (Jo Valle, Boisyvon, Desclaux) et bientôt les frères Offenstadt eux-mêmes fournissent des idées. La guerre change un peu la donne, la censure veille : les Pieds Nickelés deviennent patriotes, tuent des Allemands, reversent leurs gains aux veuves de guerre.

Forton termine une histoire en 1934 par la fuite de ses héros « vers de nouvelles aventures que nous espérons vous conter bientôt ». Juste après, il meurt à 55 ans lors d’une opération. Aristide Perré reprend pour quatre épisodes (1934-38), puis A.G. Badert (1938-39) en introduisant les bulles là où il n’y avait que « texte sous image ». Après guerre, une centaine d’albums par Pellos (sauf trois par son élève Pierre Lacroix et les derniers par divers dessinateurs), sur des scripts de Montaubert et quelques autres. Un autre esprit, moins anarchiste, loi de 1949 oblige. Marcel Aboulker en tire un film.

Pour la première fois des héros négatifs envahissaient la BD pour jeunes, la délinquance était valorisée et les autorités bafouées. Ce n’était pas la seule innovation de cette série la plus franchouillarde avant Astérix. On y vit toutefois apparaître, malgré une constante misogynie, la première héroïne positive de la BD française, Manounou, épouse de Ribouldingue, toujours lâchement abandonnée par le trio mais revenant les sortir d’affaire. Manounou est noire, africaine, grosse, appartient au lumpen-prolétariat, n’est pas sotte et est parfaitement autonome : d’un seul coup toute la « diversité » des personnages qui n’existe pas alors. Il faudra attendre un demi-siècle pour découvrir des BD antiracistes, féministes ou dont le héros travaille.

Yves Frémion
chroniqueur à Papiers Nickelés et Fluide Glacial

Source: Commemorations Collection 2008

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