Page d'histoire : Le Douanier Rousseau Laval, 21 mai 1844 - Paris, 2 septembre 1910

Cent ans après sa disparition, c’est une reconnaissance toujours très relative qui salue le génie du Douanier Rousseau. Lui qui rêvait de gloire continue d’être perçu comme un Don Quichotte de la peinture. Le « mirifique Rousseau » d’Alfred Jarry dérange. Il fait partie des empêcheurs de tourner en rond de l’art moderne qui bousculent les idées reçues. Et ce n’est pas le moindre de ses mérites d’avoir réussi à ouvrir des portes à des générations de peintres « du dimanche » sur lesquels on a porté un autre regard, peut-être moins condescendant.

En juillet 1885, afin de figurer dans le tome II des Portraits du prochain siècle que préparent les éditeurs Girard et Coutance, Rousseau rédige lui-même une touchante biographie qu’il fait précéder du titre « Henri Rousseau, peintre » : « Né à Laval, en l’année 1844, vu le manque de fortune de ses parents, il fut obligé de suivre tout d’abord une autre carrière que celle où ses goûts artistiques l’appelaient. Ce ne fut donc qu’en l’année 1885 qu’il fit ses débuts dans l’Art après bien des déboires, seul, sans autre maître que la nature et quelques conseils de Gérôme et de Clément […]. C’est après de bien dures épreuves qu’il arrive à se faire connaître de nombre d’artistes qui l’environnent. Il s’est perfectionné de plus en plus dans le genre original qu’il a adopté et est en passe de devenir l’un de nos meilleurs peintres réalistes. Comme signe caractéristique, il porte la barbe broussaillante (sic) et fait partie des Indépendants depuis longtemps déjà, pensant que toute liberté de produire doit être laissée à l’initiateur dont la pensée s’élève dans le beau et dans le bien […]. »

Employé à l’Octroi de Paris, il doit à des fonctions qu’il n’a jamais exercées le surnom de « douanier ». Avec lui, tout commence par des malentendus… Marié une première fois à Clémence Boitard, en 1869, il a pour voisin le peintre Félix Clément grâce auquel, selon toute vraisemblance, il obtient sa carte de copiste au Louvre en 1884. Dès ses premiers envois au Salon des Champs-Élysées, on se rit de lui. Il n’en a cure et interprète à son avantage les critiques assassines. « Peu d’artistes, écrivit son ami Guillaume Apollinaire, ont été plus moqués que lui durant sa vie, et peu d’hommes opposèrent un front plus calme aux railleries, aux grossièretés dont on l’abreuvait. »

À partir de 1886, il a la chance de commencer à exposer au Salon des Indépendants, accueilli par Signac et Maximilien Luce. Un nouveau Salon « sans jury ni récompense » qui lui convient à merveille et grâce auquel il sort de l’anonymat.

L’Exposition universelle de 1889 marque un tournant. De cette année date le fameux autoportrait du Douanier Rousseau mettant en scène la sulfureuse tour Eiffel : « Moi-même, portrait paysage ». Exposé au Salon des Indépendants l’année suivante, Gauguin le remarque et s’exclame : « Ça c’est de la peinture !… Il n’y a que ça, ici, qu’on puisse regarder ». Quelques années plus tard, il se dira « l’inventeur » d’un nouveau genre… « le portrait-paysage ».

Le 1er décembre 1893 arrive la retraite tant attendue par Rousseau qui rêve de ne plus se consacrer qu’à la musique, à ses tableaux et à l’écriture de ses pièces de théâtre. C’est l’année où il rencontre Alfred Jarry qui n’a que vingt ans. Rousseau, quarante-neuf. Tous deux sont originaires de Laval en Mayenne et ont une personnalité peu commune. C’est l’époque où le peintre, au contact de son ami écrivain, sort de l’image du « gentil Rousseau » où, avec sincérité toujours, il donne libre cours à sa fantaisie, réécrit sa propre histoire, rend public son jardin secret fait de jungles et d’aventures, s’invente un passé… L’époque enfin où naît la « légende ». Et lorsqu’en 1896 Jarry crée sa pièce Ubu Roi, n’est-il pas à son tour inspiré par le personnage fantasque de son compatriote ; le Père Ubu ne ressemble-t-il pas au Père Rousseau dans son comportement à la fois tragique et comique, étrangement naïf ?

Les cinq dernières années de sa vie voient se multiplier les rencontres illustres – Apollinaire, Wilhelm Uhde, Picasso, Robert Delaunay (un de ses rares vrais amis et admirateurs) – et les moqueries de tout ce beau monde, dont l’apothéose reste le fameux banquet organisé par Picasso « en l’honneur » du Douanier au Bateau Lavoir en 1908. C’est à l’issue de cette beuverie délirante que Rousseau, le dindon de la farce, tout ému par autant de gentillesse à son égard, aurait déclaré à Picasso : « Nous sommes les deux plus grands peintres de l’époque, toi, dans le genre égyptien, moi dans le genre moderne » !

Malheureux en amour toute sa vie il semble, jusqu’au bout, garder son côté fleur bleue et une foi indéfectible en son art.

Apollinaire raconte : « J’ai eu deux fois l’honneur d’être peint par Rousseau dans son petit atelier de la rue Perrel. Je l’ai souvent vu travailler et je sais quel soin il avait de tous les détails… Il mesurait mon nez, ma bouche, mes oreilles, mon front, mon corps tout entier, et ces mesures, il les transporta fort exactement sur la toile, les réduisant à la dimension du châssis. Pendant ce temps, pour me récréer, car il est bien ennuyeux de poser, il me chantait des chansons de sa jeunesse. »

Cet autodidacte passionné et audacieux invente son propre langage né de solutions personnelles pour surmonter ses maladresses techniques et aborder tous les sujets. De cette alchimie profondément originale est né un style qualifié par la suite de « naïf », qui fera école avec plus ou moins de bonheur. Car enfin, l’étiquette si rassurante était trouvée !

« Henri Rousseau, comme l’explique si bien Robert Delaunay, représente le génie du peuple français […]. À une époque de pleine anarchie picturale, il ordonne et crée… Il se peint avec une telle vérité qu’elle échappe à tous ceux qui n’ont pas confiance dans la pureté […]. Cet art sorti des profondeurs du peuple, complètement incompris dans les centres artistiques aussi bien des révolutionnaires que des académiques, le sera encore par sa haute réalisation… »

L’énigme Rousseau résiste à l’analyse, les sarcasmes au temps. Mais malgré tout, cent ans après sa mort, que va-t-on encore découvrir pour alimenter la légende ? Rien qui puisse rompre le charme.

Marie-Christine Hugonot
journaliste, archéologue, historienne de l’art,
spécialiste de la peinture naïve en France

Source: Commemorations Collection 2010

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Peinture

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