Page d'histoire : Pierre Schaeffer Nancy, 14 août 1910 - Les Milles (Aix-en-Provence), 19 août 1995

« Je sens deux hommes en moi. Pas ceux qu’on croit. »
Pierre Schaeffer, Faber et Sapiens, Belfond, 1985

Il n’a pas encore dix ans lorsqu’un jour de février 1920 il dédie à sa mère, chanteuse, une petite mélodie… Presque à la même époque, il imagine et entreprend un Traité du Cerceau.

Quelques années passent… Étudiant, Pierre Schaeffer se montre réceptif au malaise de certains jeunes gens de son époque. Il songe déjà à réformer l’enseignement des Grandes Écoles, à fournir des programmes complémentaires, à s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Curieux de tout, en quête d’authenticité, doté d’un insatiable besoin de confrontation, il développe un talent inné pour l’animation de groupes. Il structure, déstructure, restructure…

Entouré d’ingénieurs et d’artistes, dès son enfance Pierre Schaeffer est exposé à la rigueur, à l’effort, à des mondes différents. Le décloisonnement entre professionnel et intellectuel est dans l’air du temps. À son goût pour la réflexion et la philosophie, à l’influence familiale, s’ajoute sa formation de polytechnicien. Il s’attache à analyser les situations, à démonter les mécanismes pour mieux comprendre les engrenages. Il prend des notes, tient un journal, écrit des poèmes, des pièces de théâtre, des chansons. Il est tout juste engagé dans la vie professionnelle, la radiodiffusion, lorsque survient la Deuxième Guerre mondiale. Au fil des ans, il essaie tous les genres littéraires. Il écrit des ouvrages théoriques. Fils de musiciens, il aime la musique, mais s’y intéresse comme chercheur plutôt que comme compositeur.

Au-delà de l’organisation des sons, c’est à l’organisation des modes et des systèmes d’expression, aux mécanismes de la communication que va s’attacher Pierre Schaeffer avec exigence et générosité. À la recherche sur les objets sonores s’ajoute bientôt la recherche sur les objets visuels. Puis ce sont les réactions des individus, des groupes humains, qu’il analyse. Convaincu des rôles, politique et culturel, des médias et soucieux de l’économie, il lutte contre tous les gâchis et conçoit des structures innovantes. Dans les années cinquante, en Afrique, après l’expérience de Jeune France et du Studio d’essai, il instaure un véritable réseau de communication. Il crée la Société de radiodiffusion de la France d’Outre-Mer (SORAFOM) et le Studio-École.

En 1960, Pierre Schaeffer fonde le Service de la recherche. Partie intégrante de la RTF puis de l’ORTF jusqu’en 1974, cette cellule expérimentale occupe une place privilégiée dans la recherche fondamentale sur les sons et les images, et dans la prospective de la radio et de la télévision. Dans une époque de révolution scientifique, technique et sociale ce poste d’observation unique constitue un atout stratégique qui n’échappe pas à son créateur. Conçu au centième des moyens de sa tutelle, son nouveau dispositif qu’il destine « secrètement » à l’expérimentation « sur le groupe et sur les hommes », permet de simuler des types d’organisation de production, d’éprouver l’efficacité de différents types de relation, hiérarchique ou fonctionnelle, individuelle ou de groupes…

Chercheur polymorphe, visionnaire et parfois dérangeant, Pierre Schaeffer s’était rendu célèbre par l’invention de la musique concrète. Bientôt rejoint par Pierre Henry, leur Symphonie pour un homme seul qui révéla aussi Maurice Béjart, fut un succès mondial. Il sera moins connu pour sa démarche pionnière dans le domaine de la communication et de la réflexion sur les médias ou pour sa recherche fondamentale sur les groupes et leur dynamique. Du Clan des Rois Mages de l’École Polytechnique à l’INA des années 75, il aura inspiré de nombreuses organisations, découvert de nombreux talents, donné naissance à des milliers d’heures de création originale. Il aura favorisé l’accès au témoignage de grands contemporains qui, pour la première fois, dans les années soixante, confiaient sur l’antenne nationale leur réflexion sur des thèmes tels que le péril nucléaire.

Une succession d’entrées en scène et de sorties caractérise son parcours professionnel. Chaque sortie marquant une étape, une remise en question, une nouvelle heure, Pierre Schaeffer a traversé les générations, bousculé les tendances, dérangé de grandes institutions, rabroué leurs dirigeants… Défricheur, déchiffreur, il garde toujours le souci de l’avenir, du respect de l’autre, du sens, du bon sens aussi… Philosophe, il est doté d’un humour souvent corrosif, présent jusqu’à son dernier ouvrage : Faber et Sapiens. Celui-là dont témoignèrent aussi les Shadoks de Jacques Rouxel, qui en leur temps divisèrent la France !

Un tel personnage ne peut se décrire d’un seul point de vue. Aussi bien en voici un autre, celui d’un musicien, présent du début du Service de la recherche, François Bayle, auquel Pierre Schaeffer confiera dès 1966 l’avenir du Groupe de recherches musicales (le GRM, qu’il développera plus de trente ans) :

Chez Pierre Schaeffer, il est convenu de lire plusieurs thèmes emmêlés. Il y a celui de l’auteur divisé parmi les modes d’écriture (la radio, le dialogue, l’essai, l’expérience musicale, épistémologique).

On y oppose aussitôt une lecture inverse, l’unité de son discours (tradition, modernité, religion). Et enfin on pose la question de fond : ce qui compte en définitive, est-ce la musique ou la communication ?

On le sait, la singularité absolue de Schaeffer – inventeur de la musique la plus générale qui soit – va le désigner à la postérité comme la grande oreille d’une époque qu’il aura un peu mise en musique (concrète) et surtout beaucoup auscultée. Il eut le courage mental, le culot d’inventer la musique du siècle et de ne pas en faire d’histoire : ce trait de caractère, l’époque l’autorisait, le suscitait même.

Mais il faut toutefois relever la portée reconnue ainsi que la descendance considérable de son ouvrage capital, le Traité des objets musicaux (Seuil, 1966), dont Michel Chion écrira : “Je vous présente le futur : c’est un livre, un grand livre d’avenir !”

Pourtant l’aventure des sons, trop spéciale, raffinée, le rejette dans l’aventure de l’image, plus commune, concrète, triviale, vivante et proche. De ce grouillement se nourrit sa quête, sa recherche d’homme, son errance visionnaire, ses essais primitifs et ses analyses novatrices.

Si je rassemble en un éclat de souvenir l’importance de ces traces, ces inclusions lisibles dans les facettes multiples de l’œuvre de Schaeffer, ouverte, hétérogène, toute en questionnement et en refus d’obéir aux modes et succès du moment, ce qui me revient et demeure le trait principal, c’est à travers lui la révélation du concret, de ses défauts, ses surprises, ses imperfections qui sont autant de qualités, du trouble de conscience que provoque ce paradoxe, dont l’expérience des sons et des images a fasciné dès ses débuts le jeune ingénieur-musicien.

Traduire le mystère de “ce qui apparaît”, le phénomène à relier immédiatement au vaste tissu des échanges, au pouvoir des machines, de la communication de masse. S’en retirer pour le décrire, et l’écrire, s’y plonger jusqu’à l’échec pour en éprouver l’expérience douloureuse, la valeur d’existence…

Tout cela, et maint autre trait que l’on découvrira, situe indiscutablement Schaeffer à un point critique remarquable dans l’histoire problématique de la pensée moderne. Quelque part entre Malraux, l’aventurier pathétique comme lui, devenu ministre de l’espoir – et Merleau-Ponty, le lecteur nouveau de l’art et de la nature.

Chercheur audiovoyant, homme concret, il fut un témoin complet et sans
indulgence, un silex du XXe siècle.

Il faut l’examiner sous tous les angles.

François Bayle  
compositeur    

Jocelyne Tournet-Lammer    
auteur
président-fondateur de Mémoire de mondes-Mémoire d’avenir 

Source: Commemorations Collection 2010

Liens