Page d'histoire : Albert Camus Mondovi (Algérie), 7 novembre 1913 - Villeblevin (Yonne), 4 janvier 1960
Le 7 novembre 1913 naissait à Mondovi, en Algérie, un enfant qui allait devenir Prix Nobel de littérature (1957), le futur auteur de L'Etranger , traduit aujourd’hui en plus de 63 langues, l’intellectuel engagé qui fut, selon C. José Cela, « la conscience de l’Europe ». Albert Camus aurait eu cent ans en 2013. Sa mort prématurée dans un accident de voiture en 1960, amputa de son exigence lucide un siècle qu’il qualifia lui-même « de la peur » et qui n’est pas si étranger au nôtre. Sur tous les fronts de l’Histoire, l’intellectuel dénonça en effet l’arbitraire et la sauvagerie des totalitarismes franquiste, nazi et soviétique (Lettres à un ami allemand en 1943-1945 et L’Homme Révolté en 1951) ; il refusa de célébrer comme un progrès l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima et s’insurgea contre Franco redevenu fréquentable par les Alliés après la guerre. Dans des éditoriaux et articles donnés à Combat et à L’Express, qui font encore honneur à ce « beau métier » de journaliste qu’il aima presqu’autant que le théâtre, il décrivit sans concession la misère en Kabylie, pressentant la sanglante tragédie à venir de l’Algérie.
Camus eut cependant le sentiment d’être bien seul face à un milieu d’intellectuels inféodés aux idéologies de l’époque et il souffrit de crier en vain dans le désert d’une Histoire qui sacrifiait, au nom d’un avenir annoncé plus heureux, le présent et les hommes simples et droits qui l’habitaient. Ces cris qui donnent parfois de Camus une image de prophète résonnent dans notre siècle aussi déchiré que celui qu’il traversa. Et si l’homme a disparu bien trop tôt, on peut encore l’entendre dans son œuvre littéraire si riche et si variée.
Il y eut tout d’abord « la plénitude » : l’Algérie, « la mère » et « la mer », « l’été », « la misère » et « l’honneur » entremêlés dans le cœur de gens modestes, souvent muets mais debout sur la terre. L’enfance de Camus, élevé par sa mère et sa grand-mère, recoupe ces mots que l’écrivain consignera dans ses Carnets comme étant ses préférés. Mais le bonheur a toujours son envers qui lui donne son prix. La mort du père dans la première « boucherie » du siècle en 1914, la douleur et la tragique révélation de la tuberculose à 17 ans matérialisent le sursis inévitable : « les hommes meurent et ne sont pas heureux ». L’Absurde est la contrepartie de la liberté, l’ombre est le pendant du soleil. Cela l’encourage à vivre davantage, à aimer le présent fragile, à exiger la vérité et la justice. Camus met sa philosophie au diapason de son existence : il la nourrit de l’urgence de l’instant, de la nécessité de la révolte généreuse, du rêve d’une fraternité sociale et politique qu’il a découverte tôt sur les planches de la scène théâtrale. Puisqu’il ne peut être professeur, il sera un écrivain demandant réparation et dignité pour les sans-voix et les emmurés de son siècle, « avocat perpétuel de la créature vivante » comme l’explique en 1957 le magistral Discours de Suède. La révélation de l’Absurde, notion à laquelle il consacre la première partie de son œuvre, débouche en effet inévitablement sur la Révolte (second cycle), ce refus personnel de l’intolérable qui se définit sur un fond de valeurs collectives et solidaires.
Avant tout, son œuvre est le fruit de l'opiniâtre conquête d’un langage qui ne doit rien à la facilité ni à l’évidence. L’écrivain n’a cessé d’affirmer son besoin d’être ému pour bien créer. Les solutions politiques passent pour lui par une esthétique fondée sur le refus du mensonge, de la polémique et du verbe frelaté. Il s’agit de trouver le mot juste et les termes du dialogue pour unir tous les hommes sans distinction sociale ni malentendu. Dans sa vie comme dans ses livres, Camus a donc réalisé un équilibre unique entre des poussées contradictoires : il est dans tous les sens du terme un classique. La Peste, L'Étranger, Caligula ou Les Justes l'affirment superbement à chaque ligne : pas de bonheur intense qui ne s’accote à une tombe, pas d’esprit sans chair ni ivresse des corps sans nature, pas de vérité sans le vertige du doute, pas d’Absolu mais des valeurs incarnées et un sens de la limite qui se fondent sur l’amour des hommes auquel le troisième cycle de son œuvre aurait dû être consacré.
C'est cette tension nichée au cœur de la vie et de l’œuvre de Camus qu’exprimaient déjà en 1939 les magnifiques balancements des phrases des Noces et que modulent encore les immenses périodes du beau roman inachevé Le Premier Homme. Elles puisent leur force poétique dans la plénitude originelle puis quittée de l’enfance et singulièrement dans la figure de la mère ; elles y reviennent fidèlement comme à une source qui jamais ne se tarit et justifie chaque acte et chaque parole. « Il avait été le roi de la vie, couronné de dons éclatants, de désirs, de force, de joie et c’était de tout cela qu’il venait lui demander pardon à elle, qui avait été l’esclave soumise des jours et de la vie, qui ne savait rien, n’avait rien désiré ni osé désirer et qui pourtant avait gardé intacte une vérité qu’il avait perdue et qui seule justifiait qu’on vive. » L’œuvre de Camus est universelle : son exigence de beauté, de vérité et de justice conjuguée à son amour fou de la vie nous la rendent à jamais fraternelle et nécessaire.
Marie-Sophie Doudet
professeur agrégé de Lettres Modernes à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence
membre de la Société des Études camusiennes
Pour aller plus loin...
- Ses parents se sont mariés à Alger en 1909 :
- Son père est Mort pour la France au début de la Première guerre mondiale : sa fiche est disponible sur le Grand Mémorial.
- Journaliste à Alger républicain, il lance en 1939 à Alger le quotidien Le Soir républicain, régulièrement censuré - un de ses articles a été récemment retrouvé dans les archives de la Préfecture d'Alger conservées aux Archives nationales d'outre-mer - puis interdit l'année suivante. Il décide alors de partir pour Paris.
- En 1942, il y publie L'Étranger et Le mythe de Sisyphe. La presse s'en fait l'écho : le Comoedia du 11 juillet salue la naissance d'un écrivain, mais Le Temps du 4 novembre juge les deux ouvrages très inégaux.
- En 1945, il rencontre Louis Guilloux qui fut l'un de ceux qui le veilla avant son enterrement.
- Proche de Jean-Paul Sartre, avant leur violente rupture en 1952, il polémiqua également avec Roland Barthes après la sortie de La Peste en 1954.
- "J'ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j'y ai puisé tout ce que je suis et je n'ai séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent" : pendant la guerre d'Algérie, après les massacres commis en 1955 dans le département de Constantine, il lance l'année suivante à Alger un Appel pour une trêve civile.
- En 1957, il reçoit le prix Nobel de littérature : la Fondation Nobel propose d'écouter un extrait du discours qu'il prononça à Stockholm lors de la remise de son prix.
- France Culture propose une série d'émissions autour de l'homme et son oeuvre.
- L'Institut national de l'audiovisuel (INA) lui consacre un dossier, constitué d'archives audiovisuelles.
- Gallica diffuse des extraits de certaines de ses oeuvres, qu'il a lui même enregistrées.
Mais aussi...
- "J'aime bien l'idée que mon père soit en Méditerranée" : Catherine Camus, la fille de l'écrivain, a déposé les archives de son père au centre Albert Camus de la Bibliothèque Méjanes d'Aix-en-Provence.
- Albert Camus eut une liaison avec Catherine Sellers : "pour la première fois depuis longtemps, touché au cœur par une femme, sans nul désir, ni intention, ni jeu, l'aimant pour elle, non sans tristesse", écrivit-il dans son journal quand il rencontra la jeune actrice. Celle-ci a légué ses archives, constituée en partie de la correspondance des deux amants, à la Bibliothèque nationale de France.
- Celles de Louis Bénisti, son ami peintre et sculpteur qui réalisa pour lui des accessoires de théâtre, sont également conservées par la Bibliothèque nationale de France, comme la correspondance amicale de l'écrivain, un tapuscrit annoté de Caligula et des fragments d'oeuvres.
- La Société d'Études camusiennes oeuvre à la connaissance de la vie, de la pensée et de l’œuvre de l’écrivain.
Source: Commemorations Collection 2013