Page d'histoire : Premier cours de Marie Curie à la Sorbonne Paris, 19 avril - 8 novembre 1906

L'Illustratin, n° 3324, samedi 10 novembre 1906
Paris, musée Curie
© Musée Curie

« Lorsqu’on envisage les progrès qui ont été accomplis en physique depuis une dizaine d’années, on est surpris du mouvement qui s’est produit dans les idées sur l’électricité et la matière. »

La jeune femme très pâle, mince, vêtue de noir, qui parle d’une voix douce et nette dans l’amphithéâtre de physique de la Sorbonne est Marie Curie, première femme à y enseigner. Sa leçon inaugurale, le 5 novembre 1906, fut un événement mondain : à côté des étudiants se pressaient journalistes et curieux, femmes du monde aux immenses chapeaux et sévères professeurs. Accueillie par de longs applaudissements, Marie Curie avait commencé son cours en expliquant la théorie de la radioactivité, les travaux de Becquerel et leurs conséquences, citant « monsieur Curie » et ses recherches tragiquement interrompues. « Son cours terminé, et après avoir donné une vision de la petite lueur bleue du radium, madame Curie se retira comme elle était apparue, modeste et simple, insensible aux applaudissements et aux ovations de son auditoire » comme l’écrivit L’Illustration avec admiration. Les autres journaux ne furent pas en reste, Le Journal voyant en ce jour une grande victoire du féminisme : « Le temps est proche où les femmes deviendront des êtres humains. »

Chargée de cours à l’École normale supérieure de jeunes filles depuis 1900, Marie Curie avait développé une approche réservée jusqu’alors au seul enseignement masculin en introduisant des compléments de mathématiques et des travaux pratiques. Mais c’est la mort brutale de Pierre Curie en avril 1906 qui fit d’elle la première femme professeur d’université.

La désignation d’un successeur à Pierre Curie avait posé un problème difficile. La chaire qu’il occupait seulement depuis dix-huit mois avait été créée spécialement pour lui. Certes, la définition de l’enseignement correspondant était très souple, lui laissant toute latitude pour aborder des sujets variés, les questions de symétrie aussi bien que de l’ionisation des gaz et la radioactivité. Le développement de ce dernier domaine avait motivé la création de la chaire. Bien qu’il songeât toujours à revenir à des travaux de cristallographie, ses recherches menées en collaboration avec Marie Curie et quelques élèves dans le laboratoire de la rue Cuvier portaient sur la radioactivité. Ce laboratoire, certes insuffisant pour répondre aux besoins, rassemblait des appareillages délicats, des sources de radioéléments particulièrement précieuses. Marie Curie était chef de travaux et, à l’évidence, personne n’était plus qualifié qu’elle pour reprendre le flambeau, – mais aucune femme n’avait jamais enseigné à la Sorbonne –. Rompant avec la tradition, la faculté des sciences nomma Marie Curie chargée de cours et directrice du laboratoire. Elle devint professeur titulaire deux ans plus tard.

Pierre Curie (1859-1906), auquel elle succède dans ces circonstances dramatiques, était un physicien à la fois exceptionnel et atypique. Avec son frère Jacques, il avait découvert en 1880, à vingt et un ans, la piézoélectricité, à l’origine de multiples applications.

Préparateur (1882), puis chef de travaux enfin professeur (1895) à l’École de physique et chimie industrielles de la ville de Paris, il s’intéressa d’abord aux questions de symétrie, puis au magnétisme. Le principe de symétrie de Curie énonce un certain nombre de relations entre les éléments de symétrie des causes et ceux des effets produits lors d’un phénomène physique. Sa thèse de -doctorat « Sur les propriétés magnétiques des corps à diverses températures » établit les lois applicables aux trois types d’éléments connus, diamagnétiques, paramagnétiques et ferromagnétiques et la disparition à haute température (point de Curie) des propriétés particulières de ces derniers. En 1895, Pierre Curie épouse Maria Sklodowska, jeune Polonaise venue poursuivre ses études scientifiques à la Sorbonne.

Fin 1897, Marie Curie entreprend une thèse de doctorat sur les « rayons uraniques » découverts par Becquerel. Un appareillage de mesure quantitative du rayonnement utilisant un quartz piézoélectrique est mis au point avec Pierre Curie à l’École de physique et chimie. Constatant que l’émission de rayonnement est plus intense pour les minerais d’uranium que pour l’uranium lui-même, elle soupçonne la présence d’un élément inconnu. La recherche de cet élément, menée en commun avec Pierre Curie, les conduit à découvrir en juillet 1898 le polonium puis en décembre le radium, parachevant ainsi la découverte de la radioactivité. Les Curie partagèrent avec Henri Becquerel le prix Nobel de physique de 1903, Pierre obtint enfin une chaire de physique à la Sorbonne et fut admis en 1905 à l’Académie des sciences.

Pierre Curie s’intéressa très tôt aux effets biologiques des rayonnements en collaborant avec des médecins. « Enfin dans les sciences biologiques les rayons du radium et son émanation produisent des effets intéressants que l’on étudie actuellement. Les rayons du radium ont été utilisés dans le traitement de certaines maladies (lupus, cancer, maladies nerveuses). Dans certains cas leur action peut devenir dangereuse. » indique-t-il dans son discours de réception du prix Nobel. La conclusion de ce dernier illustre l’ampleur de ses vues et une extraordinaire prescience. « On peut concevoir encore que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux et ici on peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. L’exemple des découvertes de Nobel est caractéristique, les explosifs puissants ont permis aux hommes de faire des travaux admirables. Ils sont aussi un moyen terrible de destruction entre les mains des grands criminels qui entraînent les peuples vers la guerre. Je suis de ceux qui pensent avec Nobel que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles. »

Pierre Curie meurt le 19 avril 1906 dans un accident de circulation. Traversant une rue sous la pluie, abrité par son parapluie, il ne vit pas arriver un lourd camion hippomobile. Il tenta de se raccrocher à l’un des percherons, mais glissa entre les sabots. La roue arrière gauche lui broya la tête, le tuant sur le coup. Marie Curie resta marquée à jamais par cette catastrophe. L’émotion de la communauté scientifique contribua certainement à la décision prise de nommer Marie Curie professeur à la Sorbonne. La voie d’accès aux postes élevés de l’enseignement supérieur et de la recherche était ouverte aux femmes.

 

Hélène Langevin-Joliot
directrice de recherche émérite CNRS-IN2P3

et

Alain Bouquet
directeur de recherche au CNRS
directeur du Musée Curie

Source: Commemorations Collection 2006

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