Page d'histoire : Parution de du Contrat social et d'Emile ou De l'éducation de Jean-Jacques Rousseau 1762

Illustration du Contrat social de Rousseau, livre I, chap. III, « Force n’est pas droit »
Estampe, 2e moitié du XVIIIe siècle
Collection Musées de Chambéry
© Photothèque des musées de Chambéry

1762 : Rousseau, à cinquante ans, publie deux livres qui vont révolutionner – pour une fois le terme n’est pas trop fort – non seulement la pensée française, mais l’histoire politique et intellectuelle de l’Occident.

 

Le Contrat social marque un changement de front de la philosophie politique moderne. Rousseau* a une illumination : il aperçoit pour la première fois la solidarité dialectique entre liberté et autorité. Pour la première fois, le « contrat » déjà abordé par ses prédécesseurs n’est plus simplement une manière de fixer le curseur sur un repère qui irait de l’autorité à la liberté. Rousseau abandonne cette géométrie plane et opère une véritable révolution optique, en observant, pour la première fois, que les deux points se rejoignent, dès lors que l’on adopte un nouveau point de vue. Ce nouveau point de vue, il le trouve dans la raison, cette faculté naturelle. Commune à tous, elle ne peut donner, à ceux qui en font usage, qu’une même perspective sur le Bien. La focalisation de toutes ces raisons tendues vers le même point fonde la « volonté générale », clef de voûte du système. Le bon usage de la raison est le nœud qui, par le consentement du pacte, relie la liberté de chacun à l’autorité de tous. Voilà le Eurêka de Rousseau, plus Archimède que Diogène : la conviction que, sous l’angle de la raison, liberté et autorité se confondent et que leur disjonction n’est qu’un effet d’optique. Kant n’eut pas tort, en ce sens, de le comparer à Newton.

 

La virtuosité de cette construction n’empêche pas le philosophe d’être sensible à une première anicroche : l’existence d’esprits faibles incapables de vouloir le Bien. La « volonté générale », puisqu’elle représente leur raison et leur liberté, lui paraît alors, nécessairement, en droit de les contraindre au Bien… Ce faisant, Rousseau semble sous-estimer la déperdition qui se produit dans le passage de la « volonté générale » au « gouvernement », qui en constitue l’actualisation et en exerce l’activité dans la cité. Dans l’aplomb déjà hégélien avec lequel il postule que cette actualisation adhère parfaitement à ce dont elle émane, la logique de sa pensée tend certainement au totalitarisme. Comment un système aussi parfait pourrait-il être adapté à ce que Voltaire appelait « le monde comme il va » ? En postulant l’unité rigide de la « volonté générale » et de son agent, Rousseau jubilait de renvoyer d’un revers de la main toute une psychologie classique du pouvoir et de ses abus, ainsi que toutes les réflexions sur les garanties nécessaires face à l’État ; mais la prise en compte de la réalité obligera la philosophie politique traditionnelle à revenir, par la fenêtre.

 

C’est ici qu’interviennent l’Histoire, porteuse d’hybridations viables, et les conceptions qui fondèrent notre République. L’expérience de la Terreur a contribué sans doute à inciter le régime à contrebalancer son « moment Rousseau », selon le mot de Marcel Gauchet, par tout un appareil qui relèverait plutôt d’un « moment Montesquieu », deuxième mouvement plus attentif à l’équilibre des pouvoirs et à leur séparation. Le tête-à-tête de l’individu et de la volonté générale restera certes le fondement politique, digne d’une « célébration nationale », de notre conception de la représentation, mais ce ne sera plus que sous la forme d’un cadre d’interprétation, d’une hypothèse normative, et, en somme, d’un « mythe » politique national, élément de foi et d’intelligibilité nécessaire à un régime autonome et sécularisé.

 

Aménageant la thèse de Rousseau, la République semble avoir voulu, pour tremper une deuxième fois sa légitimité, en un mouvement cette fois libéral, contrarier elle-même sa propre souveraineté, conçue pourtant sur son modèle, en l’encadrant dans un mécanisme complexe de contrepoids. Du coup, l’équilibre de ces deux « moments » contradictoires pose, à son tour, problème. D’un côté, les incrédules du contrat, cherchent sans cesse des garanties nouvelles face à un souverain jamais complètement accepté, au risque de créer un empêchement continuel. De l’autre, la dynamique propre de l’idée de contrat, « devenue folle » peut-être, tend à multiplier les rites de ressourcement de la « volonté générale », dans le vote, voire dans l’insurrection légitimée. La cohérence totale établie entre la « volonté générale » et son agent actif, le souverain, oscille alors entre deux dangers solidaires et opposés, la tyrannie autoritaire et l’anarchie libertaire. La nation même, pourtant liée à l’étymon de la « naissance », doit se rebâtir sur un « plébiscite de tous les jours », s’éprouver sans cesse dans un « contrat » immanent et compulsif. Une hésitation constante se dessine entre la légende d’une « création continue » déléguée au « peuple » et les sursauts d’une « révolution permanente » plus ou moins violente et institutionnalisée. Le coup de génie qui devait à jamais fixer la politique l’aura ainsi fait entrer dans une tension incessante et un dynamisme bancal.

 

Rousseau voulut prévenir certaines de ces critiques en indiquant comment former « le citoyen de l’avenir », selon le mot de Cassirer, l’être raisonnable qui pourra s’insérer dans son système parfait. La coïncidence du Contrat et de l’Émile, loin d’être fortuite, est donc de fondation.

 

En chemin, avec l’Émile, Rousseau découvre deux îles désertes, qui sont aussi deux continents : l’enfance et la nature. Aussi, malgré sa prodigalité en préceptes concrets et son ouverture sur un âge de la vie voué à une grande fortune philosophique et littéraire, l’ouvrage, plus qu’un classique traité d’éducation, constitue une magnifique somme philosophique et anthropologique, qui vise à remettre l’Homme dans son assiette. Autant que d’Émile et Sophie, ses élèves imaginaires, c’est du lecteur que Rousseau veut refaire, à la racine et d’un même mouvement, l’éducation, pour ne pas dire la rééducation. Elle se fonde sur une philosophie naturelle riche et nuancée, d’un vrai moraliste plus que d’un esprit moralisateur, bien loin de l’image d’un retour au cynisme antique que Voltaire voulut accréditer, lui qui pourtant appréciait – et pour cause – le versant théologique de cette pensée, la religion naturelle professée par le Vicaire Savoyard, sorte de résumé linéaire de ses propres thèses théistes (livre IV).

 

Ainsi, par ces deux maîtres livres parus en cette unique année, Rousseau fit plus que d’éduquer les futurs éducateurs de la « République des professeurs », il donna les orientations fondamentales d’une nouvelle manière de former l’Homme et le Citoyen. Pour le pire, mais aussi pour le meilleur.

 

Guillaume Métayer
chargé de Recherche au Centre d’Étude de la Langue et de la Littérature Françaises des XVIIe et XVIIIe siècles (Paris-Sorbonne-CNRS)

 

* Cf. Célébrations nationales 2011

Source: Commemorations Collection 2012

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