Page d'histoire : André Chénier Istamboul (Constantinople), 30 octobre 1762 - Paris, 25 juillet 1794

La Renommée (Hommage à André Chenier)
Dessin (mine de plomb) d’Ignace Henri Fantin-Latour
© RMN / Jacques Quecq d’Henripret

Issu d’une famille paternelle venue de Carcassonne, André Chénier* naquit à Istamboul (il fut baptisé le 30 octobre 1762 en l’église Saint-Pierre de Galata) où son père, qui était négociant, faisait fonction de consul représentant le roi de France. Sa mère, née Élisabeth Lhomaca, était une stambouliote catholique latine, vraisemblablement issue d’une famille partiellement grecque – et peut-être même des Cyclades –, du moins l’a-t-elle toujours revendiqué. Voici les origines emblématiques du poète.

De cette Grèce ottomane de sa naissance, André Chénier n’a pu cependant connaître que de fugitives impressions, puisqu’il vint en France avec ses trois frères et sa sœur à l’âge de trois ans. Confié à son parrain, il passa son enfance à Carcassonne, dans les milieux de la bourgeoisie marchande de la ville, avant de poursuivre des études au réputé collège de Navarre à Paris, à l’enseignement plutôt bienveillant envers la philosophie des Lumières. Mais le poète se réclama de la Grèce antique, passionnément aimée, ou plutôt de l’idée de la Grèce, c’est-à-dire d’un hellénisme immortel répandu sur tous les comptoirs de la Méditerranée, dont l’esprit flotte, ici et là, au creux d’une côte ou sur une île, et dont les écrivains réinventent de siècle en siècle le verbe et la lumière crue sous le ciel bleu.

Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine. Un vaisseau la portait aux bords de Camarine…

Cet hellénisme était donc une reconstitution imaginaire de son esprit, une ré-invention assumée comme telle, inspirée non seulement de la lecture assidue, jusqu’à l’imprégnation, des anthologies de poésie grecque, mais aussi de la littérature italienne la plus classicisante. Quant à la langue, admirateur de Jean Racine et de François de Malherbe, il s’en forgea une simple, pure, sonore, des plus classique :

Fille du vieux pasteur, qui d’une main agile Le soir emplis de lait trente vases d’argile…

Un temps intéressé par la carrière des armes, il s’engagea dans les armées du roi en une période où la réaction de la noblesse libérale dans la défense de ses « libertés » particulières renforçait les effets de seuil, et les compartiments sociaux, entre les grades. Sa qualité de bourgeois provincial rendait les perspectives peu attrayantes et il donna bien vite sa démission, plus attaché que jamais à sa chère « liberté » : « ouvrant les yeux autour de moi au sortir de l’enfance, écrira-t-il plus tard, je vis que l’argent et l’intrigue étaient presque la seule voie pour aller à tout […], je résolus donc dès lors […] de vivre toujours loin des affaires, avec mes amis […], et dans la plus entière liberté ».

Cette liberté fut donc l’objet principal de ses chants ; il en décrivit sur tous les tons la généalogie antique, parfois à la lumière des philosophes à la mode ; il en explora aussi les limites, limites financières bien souvent. Mais la générosité de ses amis, notamment des jeunes frères Trudaine, ses anciens camarades de collège, restés fidèles, le dépanna dans les moments de grande difficulté. Il accepta également une place de secrétaire à l’ambassade de France à Londres durant quelques années.

Sa liberté se heurta à des limites autrement plus significatives ; des amours successives, souvent impossibles, toujours malheureuses, lui apprirent la dure réalité du servage amoureux :

Chaque heure m’est un jour, chaque jour une année. Les amants malheureux vieillissent en un jour.

En 1790, lorsqu’il revint définitivement de Londres, la Révolution était en marche. Il en accueillit avec confiance, presque avec enthousiasme, les idées, et célébra dans quelques poèmes cette liberté française. Journaliste politique, il défendit une révolution modérée, dénonçant bien vite les excès de langage et les exactions, appelant avec bienveillance au retour des émigrés.

On ne peut pas faire grief à Chénier de ne pas avoir été sincère et de l’avoir été jusqu’au bout : son adhésion aux premières idées de la Révolution s’est insurgée lorsque ces idées se sont montrées sous le jour de l’idéologie puis de la terreur : « Nous pouvons dire que jamais la Peur n’eut plus de véritables autels qu’elle n’en a dans Paris ; que jamais elle ne fut honorée d’un culte plus universel ; que cette ville entière est son temple ; que tous les gens de bien sont devenus ses pontifes, en lui faisant journellement le sacrifice de leur pensée et de leur conscience ».

L’indignation a semblé décupler sa force créatrice, et une poésie renouvelée, âpre et guerrière, porta le fer sur tous les fronts, tour à tour moqueuse, ironique : « Liberté qui nous fuit, tu ne fuis point Byzance ; / Tu planes sur ses minarets. », ou incisive : « … Mille autres moutons, comme moi, / Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire, / Seront servis au peuple roi. »

Accusé de menées contre le peuple et d’avoir voulu défendre Louis XVI lors de son procès, il se retrouva à la prison Saint-Lazare. Prisonnier, il trouvait la liberté dans ses vers qui sont autant de traits lâchés pour dénoncer jusqu’au bout les forfaitures : « Mourir sans vider mon carquois ! », ou défendre la mémoire de ses « tristes compagnons reclus », dont l’aimable Aimée de Coigny. Qui pourra jamais oublier l’émotion simple de La jeune captive ? : « Au banquet de la vie à peine commencé... »

C’est à la barrière du trône renversé que le 7 thermidor de l’an II (25 juillet 1794), à 6 heures du soir, la tête du poète roula dans le panier sous la lame acérée et totalitaire de l’Idéologie.

Mort à 32 ans, Chénier s’était contenté de jeter sur des feuilles des vers, des élégies, des poèmes, parfois bien terminés mais qu’il n’a pas cru devoir porter jamais chez un éditeur, si bien que lorsque la mort l’enleva, on ne retrouva de lui que des brouillons, ajoutant encore à l’auréole pré-romantique qui nimbe la figure de ce poète néo-classique.

Éditée pour la première fois en 1819, sa poésie a marqué les générations, sans pourtant créer d’école. Les symbolistes du Parnasse ont cependant vu en Chénier un précurseur. De façon bien plus surprenante, à mille lieues de son style, Charles Péguy le cite en incisant deux de ses vers dans sa célèbre hymne à la nuit, étincelante et sombre, qui clôt Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, vers que les commentateurs avaient attribués jusqu’ici à une réminiscence hugolienne.

À vrai dire, le style d’André Chénier a quelque chose d’universel. Non seulement par cet hellénisme qui peut sembler intemporel, mais qui est aussi tellement XVIIIe siècle finissant, non seulement par cette reprise du phrasé français, pur et souple, du Grand Siècle, mais aussi parce que, dans ce néo-classicisme, il a retrouvé les sources du lyrisme où s’étanchèrent les racines du romantisme.

Jean-Baptiste Auzel
conservateur en chef aux Archives de France

* Cf. Célébrations nationales 1994, p. 123.

Source: Commemorations Collection 2012

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