Page d'histoire : Antoine Arnauld Paris, 6 février 1612 ? Bruxelles, 8 août 1694

Antoine Arnauld, dit le Grand Arnauld, doctrinaire janséniste (1612-1694)
Huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, XVIIe siècle Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
© RMN (Château de Versailles) / Daniel Arnaudet / Jean Schormans

Il paraît que dès son enfance, Antoine Arnauld *, dit le « Grand » Arnauld, démontrait un amour si grand pour la vérité que jusque dans les jeux de son âge il ne pouvait souffrir aucun mensonge. Que son biographe ait versé dans l’hagiographie ou qu’il ait relaté un aspect réel de son caractère, peu importe, car quand on parcourt la vie de ce grand théologien et philosophe, on ne peut qu’être impressionné par le nombre des batailles dans lesquelles il s’est engagé pour la défense de la vérité. Cette passion démesurée l’a parfois éloigné du chemin de la charité qu’en bon augustinien il aurait peut-être dû pratiquer avec une plus grande application, pour l’entraîner dans des polémiques féroces où son savoir était mis au service d’une violence verbale qui a effrayé plus d’un adversaire. Interlocuteur et lecteur de tous les philosophes les plus importants de l’époque – Mersenne, Descartes, Pascal, Leibniz, Malebranche, pour ne citer que les noms les plus connus –, adversaire acharné des théologiens protestants et jésuites, défenseur sans réserves de ses amis de Port-Royal, le Grand Arnauld, né en 1612 et mort en 1694, a traversé le siècle d’un bout à l’autre en le marquant de ses idées. Rappelons qu’il a été, entre autres, le co-auteur (avec Pierre Nicole) de la Logique ou l’Art de penser (1660) et (avec Claude Lancelot) de la Grammaire générale et raisonnée (1662) – deux ouvrages qui sont bien plus que de simples curiosités de cabinet, comme l’attention et l’intérêt que Michel Foucault et Noam Chomsky leur ont portés ne le démontrent que trop bien. Par ailleurs, dans les cinquante ans de son activité intellectuelle, il trouvera le temps et l’énergie de rédiger des dizaines d’ouvrages théologiques, d’être en correspondance avec tous les esprits éclairés du siècle, de s’occuper de philosophie, de logique et de grammaire voire de géométrie.

Sa biographie est scandée par une suite de controverses qui le voient toujours dans le rôle du défenseur de la vraie religion catholique, parfois même contre ses amis les plus chers comme Nicole. En fait, Arnauld défend avec vigueur un augustinisme d’une rigueur sans concession, dont il a fixé les bases dès son plus jeune âge sous la houlette de son maître, Jean Duvergier de Hauranne, premier abbé de Saint-Cyran et grand ami de Jansénius. C’est lui qui l’a introduit à la lecture de saint Augustin qu’Arnauld considérera comme la base et la source de la religion et de la théologie chrétiennes. Mais le saint Augustin qui a profondément marqué le jeune Arnauld n’est pas le dubitatif autobiographe des Confessions ; il est le rigide théologien des controverses pélagiennes, engagé dans la défense de la priorité de la grâce divine sur la liberté humaine. C’est ce catholicisme rigoureux qu’au grand dam du siècle, Arnauld défendra dans son premier ouvrage de 1643, De la fréquente communion, écrit sous la direction de Duvergier de Hauranne. À partir de ce moment, la vie d’Arnauld ne sera qu’une longue suite de batailles pour la défense d’un idéal de religiosité d’une rigueur sans faille. Si son engagement contre les protestants peut paraître normal, la violence de ses critiques à l’égard des jésuites, des thomistes, voire d’augustiniens comme Malebranche, a de quoi étonner.

Arnauld et ses amis de Port-Royal proposent aux hommes et aux femmes du XVIIe siècle une existence qui, dans l’attente et dans l’espoir de recevoir le don divin et absolument gratuit de la charité, se livre à des pratiques de pénitence (aussi bien publiques que privées) et de recueillement qui les excluent presque complètement de la société humaine. On sait que l’augustinisme de Port-Royal (souvent considéré comme l’équivalent de la doctrine de Jansénius – ce qui, sans être faux, n’est pas complètement vrai) se fonde sur un point de doctrine : contre la volonté divine de sauver ou de condamner un homme, la liberté humaine ne peut rien ; la grâce divine ne se mérite pas, elle est donnée sans aucune justification à certains et niée à d’autres. Ce que l’on sait un peu moins est que ce point de doctrine, au fond assez abstrait pour notre mentalité moderne, était capable d’influencer profondément les comportements quotidiens des contemporains d’Arnauld. La controverse du jansénisme est une querelle morale et politique tout autant que théologique. Bien conscient de ce double enjeu, Arnauld le déploie avec force dès ses deux Lettres à un duc et pair (1654 et 1655) et sa Lettre d’un docteur de Sorbonne à une personne de condition (1654).

On comprend bien qu’à sa manière, Arnauld a été un vrai révolutionnaire, car il a proposé un modèle de vie qui allait à l’encontre des mœurs, des habitudes et de toutes les institutions politiques et sociales du siècle. La volonté de soumettre entièrement la société aux enseignements de l’Église prime dans sa réflexion. Dans une période qui voit la naissance des états-nations et le début du processus de sécularisation spécifique des sociétés occidentales, il décide de s’inscrire en faux contre cette progressive marginalisation politique et sociale des idéaux religieux. Il n’est donc pas surprenant que ses thèses théologiques lui aient causé de graves ennuis, à commencer par son exclusion de la Sorbonne en 1656, qui déclenchera la campagne des Provinciales, long acte de défense rédigé par Blaise Pascal de ses thèses et de l’augustinisme de Port-Royal en général.

Il est impliqué dans une controverse sans fin avec les jésuites et les hiérarchies ecclésiastiques sur la signature du formulaire qui condamne les thèses de Jansénius jusqu’à la paix de l’Église déclarée par Clément IX en 1669. Cette période trouble ne s’est pas encore terminée qu’il est déjà engagé dans une lutte sans merci contre les protestants qui durera toute sa vie. Tombé en disgrâce après la mort de la duchesse de Longueville, dernière puissante protectrice de Port-Royal, il est obligé de partir en exil aux Pays-Bas et de se déplacer entre Mons, Malines, Gand, Bruxelles. Même en exil il est poursuivi, à tort, dans l’affaire de la Régale qui lui vaudra l’inimitié de Louis XIV. Quelques années avant sa mort à Bruxelles en 1694, il est inculpé, avec malveillance, de la « fourberie de Douai » (1).

Francesco Paolo Adorno
professeur de philosophie
université de Salerne (Italie)

(1). Pour compromettre des professeurs de théologie de la faculté de Douai, partisans d’Arnauld, des adversaires des jansénistes (très probablement des jésuites soutenus par la Cour) leur écrivirent des lettres faussement signées par Arnauld lui-même en espérant que ceux-ci se trahissent, ce qui ponctuellement advint.

Source: Commemorations Collection 2012

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