Page d'histoire : Ludovic Halévy Paris, 1er janvier 1834 - Paris, 8 mai 1908

Ludovic Halévy et Albert Boulanger-Cavé dans les coulisses de l’Opéra, vers 1878-1879.
Dessin Edgar Degas
Paris, musée du Louvre, DAG (fonds Orsay)
© RMN/Hervé Lewandowski

Ce- roi- bar- bu- qui s’avance…-bu, qui s’avance…-bu…
C’est Agamemnon ! Aga…Agamemnon !

Et Ludovic Halévy, chacun sait cela, c’est La belle Hélène.

La célèbre opérette triompha en 1865, alors que le Second Empire devenait libéral… C’était le premier grand succès de ce Halévy, du musicien Offenbach et de Meilhac – co-auteur du livret. Ce trio allait produire encore des dizaines de succès, dont plusieurs « tubes ».

Pourtant cet écrivain si divertissant – mais neurasthénique –, ce « boulevardier » qui s’engagea pour les droits de l’homme avec Zola et Clemenceau, est un personnage un peu plus compliqué qu’il n’y paraît.

«Immigré de la deuxième génération», dirait-on aujourd’hui, il naquit à Paris en 1834 au moment où allait triompher à l’Opéra La Juive, chef-d’oeuvre de son oncle paternel, le compositeur Fromental Halévy dont la gloire égalait alors en France et en Europe celle de Meyerbeer. Son père Léon Halévy, écrivain « polygraphe », comme on disait au XIXe siècle, avait été lui-même un des secrétaires de Saint-Simon. C’est un des rares saint-simoniens à n’être devenu ni millionnaire, ni zélateur de l’étrange religion incarnée par le Père Enfantin. Il écrivit une version « saintsimonnienne » et industrialiste de la Marseillaise, un éloge posthume de l’émir Abd el-Kader et plusieurs tragédies. Le père de Léon et Fromental, Élie Lévy, était venu de Bavière au moment où les droits de l’Homme proclamés à Paris attiraient tant de persécutés. Cet ancêtre juif allemand avait pris comme patronyme celui de Halévy en hommage au grand poète et musicien andalou du XIIe siècle, Yehudah Ha Lévi.

Comme son oncle Fromental et ses aînés, Offenbach (fils d’un cantor de Cologne) et Meyerbeer (venu de Berlin à Paris), Ludovic Halévy a incarné un aspect particulier de la culture européenne dans cette Europe la musique et l’art lyrique jouaient un rôle majeur. Il épousa lui-même une immigrée de la deuxième génération en la personne de Louise Breguet, petite-fille de l’horloger et physicien protestant Abraham Breguet, qui avait quitté la Suisse un peu avant la Révolution, lui aussi, pour s’installer à Paris. Ce Neuchâtelois devint « horloger de la marine » de Napoléon I et membre de l’Académie des Sciences.

Rien ne permettait de prévoir une carrière aussi brillante à son petit-fils Ludovic, qui commença à travailler comme modeste fonctionnaire à 1 200 francs (or) par an, avant d’être promu chef de bureau au tout nouveau ministère de l’Algérie et des Colonies en 1858, et augmenté à 4 000 francs. Curieusement, c’est à partir de sa « collaboration » littéraire avec le duc de Morny, auteur de la célèbre opérette Monsieur Choufleury restera chez lui, qu’un tournant dans sa vie professionnelle l’arracha à ses honorables débuts dans la fonction publique.

Ludovic Halévy avait fréquenté dans sa prime jeunesse les coulisses des théâtres avec son père et son oncle. Dès 1855, il avait collaboré avec Offenbach à une « chinoiserie » qui eut un beau succès aux Bouffes Parisiens : Ba-Ta-Clan. Après quelques autres petites réussites encourageantes, ses dons et sa verve de librettiste explosèrent avec La belle Hélène en 1864, La Vie parisienne en 1866, La Grande duchesse de Gerolstein en 1867, et la ravissante Périchole en 1869 – toujours avec Meilhac et avec Offenbach.

Le petit fonctionnaire était devenu une vedette du show biz, sous Badinguet…

Il gagna soudain beaucoup plus d’argent par ses droits d’auteur que pour ses tâches bureaucratiques. Scrupuleux, il commença par demander – et obtint en 1866 – qu’on réduise ses « émoluments » de 6 500 à 6 000 francs ! … Cette pratique est tombée depuis lors en désuétude dans la fonction publique …. L’année suivante, il quitta l’administration pour se consacrer entièrement au théâtre et à la littérature qui lui rapportaient alors dix fois plus – sauf en 1871, une année troublée… Car il existe un document très intéressant écrit de sa main où il chiffre et commente avec dédain l’évolution de ses revenus. Il était devenu riche. Issu de la petite bourgeoisie libérale, il était entré dans le monde du spectacle et de l’argent sans abandonner les idéaux qu’il avait hérités de son père, le saintsimonien, et de son grand-père, l’immigré.

Il devint donc, dès le début de l’affaire Dreyfus, un des partisans les plus acharnés de la justice et de la révision du procès. Solidaire de Zola et Jaurès, avec ses deux fils Élie et Daniel Halévy, il participa intensément à la campagne qui aboutit finalement à la réhabilitation du capitaine Dreyfus.

Cet auteur pétillant et cocasse de textes comiques parfois truffés de calembours vaseux, se révéla aussi un tout autre écrivain sur le tard. La tradition familiale rapporte que L’Abbé Constantin – ce roman à l’eau de rose – fut rédigé par lui en trois semaines pendant lesquelles il resta enfermé dans sa chambre à la suite d’un défi : à l’heure du thé, un ami de la famille lui avait dit : « Mais vous, Halévy, vous qui réussissez si bien les opérettes un peu légères, seriez-vous seulement capable d’écrire un “roman pour jeunes filles” ? ». Ludovic Halévy renfrogné quitta aussitôt le salon en disant « Vous allez voir… » et monta dans sa chambre. Il s’y fit porter ses repas pendant vingt jours sans voir personne et redescendit enfin avec ce roman qui eut un succès phénoménal dans les familles et fut même adapté pour le théâtre ! On dirait aujourd’hui « pour la télé »…

Mais on était alors bien loin de :

Dis-moi Vénus, quel plaisir trouves-tu…
À faire ainsi cascader, …cascader la vertu ? …

À l’Académie française où il avait été élu en 1884, il prononça le discours sur les prix de vertu le 22 novembre 1894.

Après avoir encore publié quelques oeuvres paisibles et parfois tendres que ses amis trouvaient un peu trop sucrées, Ludovic Halévy cessa toute production littéraire mais resta présent dans son époque en participant passionnément et efficacement à la campagne pour l’acquittement et la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Voici ce qu’il écrivait le 14 novembre 1898 : « …Ce qui se passe depuis trois mois est épouvantable. La France n’a jamais, jamais été dans une plus grave situation et qui semble inextricable. C’est le boulangisme qui recommence. Un boulangisme antisémite et militaire… (mon fils) Daniel dit : Nous allons avoir le militarisme sans la guerre et le catholicisme sans la foi ! ».

Il mourut en 1908 dans la maison du Quai de l’Horloge que sa femme tenait des ancêtres Breguet. Alfred Dreyfus venait d’être réhabilité et réintégré dans l’armée.

Pierre Joxe
membre du Conseil constitutionnel

Source: Commemorations Collection 2008

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