Page d'histoire : Henri Moissan reçoit le prix Nobel de chimie Stockholm, 10 décembre 1906

Henri Moissan, faculté de pharmacie (université de Paris V)
© Musée Moissan

En novembre 1906, Henri Moissan fut le premier récipiendaire français du prix Nobel de chimie. Lors de la remise du prix, le président de l’Académie royale suédoise, le professeur P. Klason, souligna en ces termes les deux aspects essentiels de l’œuvre du savant : « Le monde entier a admiré l’exceptionnelle habileté expérimentale avec laquelle vous avez isolé et étudié le fluor, cet animal féroce parmi les éléments. Les travaux réalisés à l’aide du four électrique ont donné une immense impulsion dans le monde technologique et il est difficile pour le moment d’en mesurer la portée ». En effet vingt ans plus tôt, en 1886, Henri Moissan avait isolé le fluor lors d’une expérience restée fameuse et avait par la suite ouvert la voie des synthèses à très hautes températures.

Henri Moissan naquit à Paris en 1852, mais c’est à Meaux qu’il passa une grande partie de son adolescence et y commença sa vie professionnelle comme apprenti horloger. En 1870, la guerre obligeant sa famille à retourner à Paris, il fut incorporé une année dans l’armée puis s’inscrivit à l’École supérieure de pharmacie de Paris. Henri Moissan hésitera longtemps entre Pharmacie et Chimie. Il s’inscrivit parallèlement dès 1872 à l’École de chimie expérimentale d’Edmond Frémy au Muséum puis rejoignit, toujours au Muséum, le laboratoire de P.P. Dehérain en commençant des recherches en physiologie végétale sur l’absorption de l’oxygène et l’émission de gaz carbonique par les plantes dans l’obscurité. En 1879, il devint pharmacien de première classe.

Ses recherches en chimie sur le fer pyrophorique et les oxydes métalliques de la famille du fer le conduisirent à une thèse de doctorat ès sciences qu’il soutint en 1880. Dans le même temps, il monta les échelons à l’École supérieure de pharmacie de Paris : maître de conférences et chef de travaux pratiques depuis 1880, il fut nommé professeur agrégé en 1882 grâce à une thèse intitulée « Série du cyanogène ».

À partir de 1884, Henri Moissan concentra tous ses efforts sur l’isolement du fluor, halogène dont l’existence était connue dès le début du siècle, à la suite des travaux de A.M. Ampère en France et de H. Davy en Angleterre, mais qui n’avait pu être isolé en raison de son exceptionnelle réactivité. Dans cette quête, les efforts de plusieurs générations de chimistes étaient restés vains. Edmond Frémy, l’ancien « patron » de Moissan avait été près de trouver la solution en électrolysant des fluorures de calcium ou de potassium fondus, mais à la température à laquelle il opérait, il n’avait pu aller plus loin dans l’isolement de l’élément.

En dépit de plusieurs tentatives infructueuses réalisées en électrolysant des fluorures de phosphore et d’arsenic, H. Moissan mit toute son énergie pour trouver une solution lui permettant d’atteindre son but. Son trait de génie fut de rendre conducteur le bain par adjonction de fluorure acide de potassium fondu KHF2. En effet le fluorure d’hydrogène pur, HF, ne pouvait fonctionner seul car sa conductivité électrique est trop faible. Henri Moissan construisit un électrolyseur en platine et baissa la température de réaction du mélange électrolytique HF + KHF2 de manière à limiter la corrosion. Le 28 juin 1886, un dégagement gazeux fut caractérisé à l’anode de l’électrolyseur : le fluor (F2) venait d’être isolé, mettant ainsi un point final à l’un des problèmes les plus difficiles de la chimie minérale. Le gaz obtenu, de couleur jaune-vert, était très toxique et s’avérait un oxydant puissant, enflammant les matières organiques à son contact et s’unissant directement, souvent violemment, avec pratiquement tous les éléments.

Devenu en 1887 professeur titulaire de la chaire de toxicologie à l’École supérieure de pharmacie de Paris, Henri Moissan fut nommé membre de l’Académie de médecine en 1888 et de l’Académie des sciences en 1891. Jusqu’à cette date, ses recherches portèrent exclusivement sur le fluor et les propriétés de ses dérivés, en collaboration avec ses élèves : P. Lebeau, M. Meslans, C. Poulenc, ou avec l’aide d’éminents collègues comme H. Becquerel ou M. Berthelot.

Ultérieurement, Henri Moissan obtint de nombreux succès en synthèses minérales. Ainsi il prépara, à l’état pur le bore et de nombreux borures. Il s’investit également dans la production artificielle du diamant. Dans ce domaine, même s’il ne put concrétiser ses espérances, il fit également figure de visionnaire, pressentant la voie haute pression qui devait permettre cinquante ans plus tard la synthèse industrielle du diamant artificiel. Afin d’obtenir les très hautes températures nécessaires à la transformation du carbone en diamant, il conçut et mit en œuvre un four électrique dont le principe était de réaliser un arc électrique entre deux blocs de calcaire. Ce four qu’il décrivit pour la première fois en 1892, permit d’atteindre 3000 - 3 500°C, températures exceptionnelles pour l’époque.

Cette avancée technologique permit à Henri Moissan d’écrire une nouvelle page de la chimie, celle des hautes températures.

La liste de ses découvertes est longue :
– cristallisation de nombreux oxydes métalliques réputés infusibles ;
– obtention de métaux réfractaires par réduction de leurs oxydes en présence de carbone ;
– découverte de nombreux carbures métalliques tel que le carbure de calcium qui ouvrit la voie vers l’acétylène, mais également de nouveaux borures, nitrures, siliciures ;
– procédé de préparation du calcium à l’état pur par réduction de l’iodure de calcium par un excès de sodium, développement des hydrures métalliques, etc.

Le prix Nobel de chimie vint justement couronner l’œuvre immense de ce grand savant. Henri Moissan fut également honoré par de très nombreux titres et distinctions : académies françaises et étrangères, doctorats honoris causa, décorations variées. Il mourut à 54 ans, le 20 février 1907, deux mois seulement après avoir reçu le prix.

Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, Henri Moissan fait toujours figure de précurseur dans la plupart de ces domaines et la liste est longue des technologies et des découvertes scientifiques qui lui sont largement redevables.

Le four électrique a par exemple ouvert les champs de l’électro-métallurgie, de l’aluminothermie, de l’industrie de l’acétylène et du cyanamide calcique. La croissance cristalline d’oxydes, la production industrielle de céramiques et de réfractaires techniques lui doivent également beaucoup. L’importance des matériaux carbonés, telle que la pressentait Henri Moissan, peut être illustrée par la place décisive des composites dans de nombreux domaines stratégiques.

De nos jours, le fluor est toujours synthétisé électrochimiquement selon le principe mis au point par Moissan. L’une de ses utilisations principales est liée à la transformation du tétrafluorure d’uranium en hexafluorure, étape sans laquelle il ne pourrait y avoir d’énergie d’origine nucléaire. On compte plus de 600 000 composés contenant au moins un atome de fluor et la chimie du fluor et des produits fluorés a permis des avancées considérables dans des domaines très variés. Parmi les grandes découvertes qui ont parsemé le XXe siècle, on peut citer les polymères fluorés tel le Teflon®, la place stratégique occupée par le fluor et les gaz fluorés en microélectronique, l’utilisation de tensio-actifs fluorés pour la lutte contre l’incendie, les traitements de surface à des fins de protection de monuments anciens, couches anti-graffiti, les propriétés thérapeutiques de nombreuses molécules fluorées, les possibilités d’utilisation des perfluoro-carbures en chirurgie vitréorétinienne et en tant que substituts du sang. En matière d’environnement, un formidable défi a été lancé ces dernières années aux chimistes du fluor : le remplacement définitif des chlorofluorocarbones (CFC) devenus en partie responsables de la dégradation de notre atmosphère. Bien que l’isolement du fluor par Henri Moissan ait maintenant plus de cent ans, le fabuleux destin de cet élément semble n’être à ce jour qu’à ses prémices, tant les ouvertures apportées dans de très nombreux domaines de la science semblent prometteuses.

 

Alain Tressaud
directeur de recherche au CNRS
université de Bordeaux 1
Institut de chimie de la matière condensée (IMCB-CNRS)


et

doyen Jean Flahaut
professeur honoraire des universités
membre correspondant de l'Académie des sciences
membre de l'Académie de médecine et de l'Académie de pharmacie

Source: Commemorations Collection 2006

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