Page d'histoire : Pierre Augustin Caron de Beaumarchais Paris, 24 janvier 1732 - 17 mai 1799

Portrait de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais par Jean-Marc Nattier, 1755

Après deux siècles, Beaumarchais dérange toujours. A-t-on le droit d'écrire, avec le Mariage de Figaro, un des chefs-d'œuvre les plus souvent représentés du répertoire français, tout en traitant la littérature de simple "délassement" dans une existence vouée à la politique et aux affaires ? Insaisissable dédoublement... Au moins Rimbaud, lui, devenu trafiquant d'armes, avait-il eu le bon goût d'abandonner la poésie, et Balzac, né la veille de la mort de Beaumarchais, avait-il renoncé assez vite à se prendre pour un Nucingen. Car la fabuleuse carrière de Beaumarchais appartient tout autant à l'histoire économique et diplomatique du XVIIIe siècle qu'à celle des Lumières, du théâtre, de l'éloquence judiciaire - et un peu de l'opéra ! Indissolublement homme de plume et homme d'action, homme blessé et homme pressé, ce personnage multiple suscita, en son temps, la fureur des "gens de l'art" par sa réussite sur les terrains les plus variés ; il contraint aujourd'hui ses biographes à un épuisant parcours au fil des techniques et des intrigues qu'il sut maîtriser et conduire. Alors même que la recherche actuelle n'a pu encore analyser en détail toutes les retombées d'un tel jaillissement d'énergie et de talents, on tentera cependant d'en dessiner quelques lignes de force.

La vie de Beaumarchais s'étend du règne de Louis XV à la fin du Directoire. C’est une des seules grandes figures des Lumières à avoir traversé la Révolution, et donc apprécié l'incarnation dans l'Histoire de ces idées qu'il formula dans son théâtre de si explosive manière : "Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus" ; "Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur". Mais ce pourfendeur de l' "abus" aristocratique n'est aucunement un rebelle. Sa carrière se déroule en effet le plus souvent à l'ombre des pouvoirs en place, qu'il s'efforce de servir par tous les moyens, fût-ce les plus occultes, afin d'en obtenir protection et profit. "Faire à la fois le bien public et particulier" : cette "morale" qu'il énonce (ironiquement) dans le Barbier de Séville, Figaro la partage assurément avec son créateur, ainsi que le goût de l'imbroille et des manœuvres souterraines. D'abord horloger, il se fait connaître comme tel à Versailles sous son patronyme originel, mais très vite "Caron fils" prend le nom de Beaumarchais, devient maître de harpe des filles de Louis XV, tandis que Le Normant d'Etioles, époux en titre de la Pompadour, lui commande des "parades" pour son théâtre privé et que le financier Pâris-Duverney, grand fournisseur des armées royales, en fait son associé. Il s'illustre par la suite comme agent secret de Louis XV puis de Louis XVI, et surtout comme munitionnaire officieux des Insurgents américains avant que la France ne s'engage ouvertement à leurs côtés. Sous la Révolution, qu'il accueille avec appréhension - car elle renouvelle brutalement le personnel politique avec lequel il avait ses habitudes et modifie sans cesse les règles du jeu -, c'est à la République cette fois qu'il s'efforce de plaire en recommençant, mais sans succès, le trafic d'armes qui lui avait si bien réussi avec les Insurgents...

Pourtant, son légitimisme systématique ne va pas sans une intime solidarité avec les valeurs et les idéaux des Lumières. Solidarité qu'il exprime cette fois de manière volontiers tapageuse et en mobilisant l'opinion - notamment avec ses retentissants Mémoires (1773-1774) contre Goëzman, un juge qui l'avait accusé de corruption - au risque d'irriter ces puissants qu'il sert par ailleurs. La guerre d'Amérique lui semble certes une bonne affaire, mais aussi l'occasion d'encourager l'"ardent désir de liberté" des colonies révoltées ; après la mort de Voltaire, il se lance, au nom de la liberté de pensée, dans l'édition des œuvres complètes du patriarche, la splendide et ruineuse "édition de Kehl", affrontant au passage les foudres de l'Église et du Conseil du Roi. C'est le progrès technique et celui des échanges qu'il a en vue lorsqu'il finance la Compagnie des Eaux des frères Périer ou le "navire aéroambulant" de Scott, et qu'il s'intéresse au percement d'un canal au Nicaragua. Ses confrères dramaturges le considèrent avec suspicion et ne frayent guère avec lui ; il parvient pourtant à les rassembler en groupe de pression pour fonder avec eux la toujours bien vivante Société des auteurs dramatiques, afin d'obtenir une plus juste rétribution des travaux de l'esprit.

Homme des Lumières, Beaumarchais l'est tout autant par son théâtre, et d'abord par ses drames dans lesquels, à la suite de Diderot, il célèbre les vertus bourgeoises aux prises avec le libertinage aristocratique (Eugénie, 1767) ou l'héroïsme de négociants soumis à d'insolubles conflits de devoirs (les Deux amis, 1770). Mais c'est en se livrant à son "gai caractère", dans ses deux comédies espagnoles, que le père de Figaro s'accomplit véritablement.  Le Barbier de Séville (1775) se contente de revisiter le thème classique de l'École des femmes, en le mettant au goût du jour : ses deux jeunes gens aux prises avec un barbon laissent deviner, sous le masque charmant d'une histoire d'amour, l'appétit de plaisir et de liberté qui les conduit l'un vers l'autre. Quant à Figaro, pour sa première apparition, il se signale moins par ses insolences que par la distance moqueuse avec laquelle il prête la main à l'aventure : valet, il ne l'est ici que par intérêt ou amusement, tout en demeurant, le titre le dit bien, "barbier de Séville". Servir, oui, mais sans devenir un serviteur : cet esprit d'indépendance s'épanouit dans le Mariage de Figaro (1784) en un feu d'artifice de traits satiriques décochés par Figaro contre la justice, contre les "abus" si faciles quand le pouvoir de la naissance s'ajoute à celui de l'argent. À travers la prétention du comte Almaviva de rétablir le "cuissage" en achetant les faveurs de Suzanne, la camériste dont Figaro veut faire sa femme, c'est bien le "droit du seigneur" en général que condamne Beaumarchais, ce "privilège" qui constitue une insupportable infraction au droit commun, et en particulier à celui de propriété - que la Constituante va bientôt sacraliser.

On sait comment Beaumarchais, après trois ans d'opposition royale et six passages devant la censure, sut tourner à son profit la résurgence de l'esprit de fronde dans les derniers temps de l'Ancien Régime pour gagner le soutien d'une haute noblesse plus aveugle qu'éclairée - et qui fit de la première du 27 avril 1784 le triomphe du siècle. Mais le Mariage pose aussi les bases d'une dramaturgie nouvelle, qu'on jugera parfois pré-brechtienne, intégrant les effets du temps et du changement, où le théâtre réfléchit sur son pouvoir d'illusion et, par l'immense et célèbre monologue de Figaro, transforme la scène en tribune, le bon mot en slogan et l'auteur en oseur.

Il faut se réjouir que Beaumarchais ait survécu à la Révolution. Non certes parce que celle-ci a fourni la toile de fond de son dernier drame, la Mère coupable (1792), conclusion frileuse et pathétique de la trilogie figaresque ; mais parce que ces dix années qui, en 1789, lui restent encore à vivre, durant lesquelles il jettera ses derniers feux d'écrivain et d'affairiste, incitent à penser son étonnante trajectoire selon son principe propre de développement, et non pas en fonction de la fracture historique qu'il aurait contribué à "préparer". Ce principe, qui a transformé l'artisan Caron en M. de Beaumarchais, conjuguant noblesse et roture, ombre et Lumières, scène et coulisses, libre entreprise et finances publiques, c'est l'inépuisable énergie d'un homme habité par le goût de la réussite, le besoin de considération et surtout la hantise de l'enfermement dans une spécialité, un métier où s'étiolerait son génie créateur. "Être un est une prison", a écrit Fernando Pessoa. Pour sortir de cette prison là, celle des filières et des routines où tant d'autres se satisfont de prospérer, Beaumarchais aura su multiplier les évasions les plus éclatantes - et les plus inattendues.

Jean-Pierre de Beaumarchais
maître de conférences à l'université de Rouen

Source: Commemorations Collection 1999

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