Page d'histoire : Albert Schweitzer Kaysersberg (Haut-Rhin), 14 janvier 1875 - Lambaréné (Gabon), 4 septembre 1965

Les jeunes années d’Albert Schweitzer se confondent avec l’histoire tourmentée de l’Alsace. Né en 1875 dans la bourgade de Kaysersberg, Schweitzer est, de facto, citoyen allemand, l’Alsace ayant été annexée à l’Allemagne par le traité de Francfort (1871). Fils de Louis Schweitzer, pasteur, et d’Adèle Schillinger, fille de pasteur, Schweitzer compte surtout parmi ses ascendants des instituteurs ; il en héritera la passion de l’éducation. Dans la famille des Schweitzer, on parle le dialecte alsacien et l’on échange des lettres en français ; quant à l’éducation religieuse, protestante, elle a lieu en allemand.

Après des études au lycée de Mulhouse, la plus francophile des villes d’Alsace, Schweitzer se rend, en 1893, à l’université impériale de Strasbourg, dont les enseignants, émigrés allemands pour la plupart, ont pour tâche de germaniser les élites alsaciennes. Il mène de front des études de philosophie et de théologie, tout en suivant des cours de musicologie : en 1899, après des séjours à Paris et à Berlin, il est docteur en philosophie, avec une thèse sur Kant ; l’année suivante, une thèse sur la Cène lui confère le doctorat en théologie, avant qu’une habilitation portant sur Jésus (1901) ne le mette au niveau de ses maîtres. De 1902 à 1912, il enseigne le Nouveau Testament à la faculté de théologie protestante, en tant que privat docent. C’est durant cette période qu’il écrit au critique musical Gustav von Lüpke : « C’est la tâche des quelques Alsaciens qui sont encore capables de maîtriser les deux cultures et les deux langues que de faire, à grande échelle, la contrebande d’idées [entre la France et l’Allemagne]. » Élève de Charles Marie Widor, le titulaire des orgues de Saint-Sulpice, Schweitzer se donne pour tâche de faire connaître Bach en France : en 1905, il publie, en français, J. S. Bach, le musicien-poète ; membre actif de la Société Bach de Paris, fondée en 1904 par Gustave Bret, il en est, jusqu’en 1912, l’organiste attitré.

Musicien réputé, enseignant apprécié de ses étudiants et jalousé par maints collègues, Schweitzer est, de surcroît, depuis 1900, vicaire de la paroisse Saint-Nicolas à Strasbourg. Prédicateur courageux, il dénonce les exactions du colonialisme ; en lien avec les deux crises marocaines (1905 et 1911), il met en garde contre la montée du nationalisme en Europe.

Ses succès dans le domaine littéraire, artistique et pastoral ne suffisent pas à combler cet « homme universel », ainsi qu’il se dépeint : depuis 1896, il a fait le voeu de se consacrer à autrui à partir de ses trente ans. Après avoir envisagé une oeuvre sociale à Strasbourg, en 1905 il offre ses services à la mission de Paris : tout d’abord comme missionnaire pourvu de connaissances médicales, puis comme médecin. Ses études de médecine, complètes, s’achèvent en 1912 par une spécialisation en médecine tropicale. Au terme de cette formation harassante (il n’a pas abandonné ses fonctions d’universitaire et de pasteur, ni ses activités de musicien), le 21 mars 1913, il part pour Lambaréné (Congo français). Il est accompagné par Hélène Bresslau, fille d’un universitaire allemand, qu’il a épousée en juin 1912 ; cette jeune femme sensible et cultivée a soutenu son projet dès la première heure, accomplissant même des études d’infirmière pour mieux le seconder.

Dès avril 1913, les époux Schweitzer se mettent à la tâche, et rapidement les malades affluent. Toutefois, la Première Guerre mondiale vient contrarier leur projet : en septembre 1917, en tant que citoyens allemands ils sont renvoyés en Europe et internés à Bordeaux, puis à Garaison et à Saint-Rémy-de-Provence. Rentré en Alsace à l’été de 1918, malade et ruiné, Schweitzer retrouve sa fonction de vicaire à Saint-Nicolas. À l’automne, il prêche sur la responsabilité de l’ensemble des nations européennes dans le conflit qui s’achève, et plaide pour une humanité réconciliée, qui prenne enfin au sérieux le commandement : « Tu ne tueras point. » Quelques mois plus tard, en 1919, il prononce ses célèbres sermons sur le « respect de la vie (Ehrfurcht vor dem Leben) ». Dans sa Philosophie de la civilisation (1923), il fait de ce principe le moteur du redressement de l’humanité : « Le bien, c’est de maintenir et de favoriser la vie. » Adversaire du racisme et sensible à la souffrance animale, Schweitzer promeut la solidarité entre toutes les créatures.

En 1924, cinq ans après la naissance de sa fille Rhena, conférences et concerts lui ont donné les moyens de repartir en Afrique. À l’orée de la forêt vierge (1921) et les Souvenirs de mon enfance (1924) ont fait connaître son oeuvre humanitaire. Entre les deux guerres, l’hôpital de Lambaréné se développe, et Schweitzer y attire des collaborateurs de toutes nationalités ; ses séjours en Europe, avec des tournées de conférences, lui permettent de gagner à ses vues humanitaires les ennemis d’hier. Durant la Seconde Guerre mondiale, son hôpital soigne des blessés des deux camps.

Les années d’après-guerre sont celles de la consécration : le greatest man in the world (Times) est élu en 1952 à l’Académie des sciences morales décerner le prix Nobel de la paix. Schweitzer met à profit sa notoriété pour s’engager, à la suite de son ami Einstein, contre les essais nucléaires et la course aux armements atomiques (1957-1958) ; il parvient notamment à ce que, pour un temps, Russes, Américains et Anglais cessent les expérimentations sur terre et en mer. Toutefois, cet engagement lui vaut bien des détracteurs en Occident où, dans le cadre de la décolonisation, on se plaît aussi à brocarder son paternalisme. Schweitzer n’a cure de ces critiques : il est soutenu par une équipe soignante compétente et dévouée ; quant aux malades de Lambaréné, ils apprécient la profonde humanité de ce « Blanc bizarre », qui, dans ses relations avec eux, met en pratique le mot d’ordre : « Vous serez tous frères… »

Le dernier séjour de Schweitzer en Afrique ne s’achève qu’à son décès, le 4 septembre 1965. C’est à Lambaréné, aux côtés de son épouse († 1957), qu’il est inhumé.

L’oeuvre humanitaire et musicale de Schweitzer est bien connue en France. Il serait souhaitable que, par des traductions, on puisse aussi prendre la mesure de son oeuvre philosophique et théologique, qui est considérable.

Matthieu Arnold
professeur d’histoire du christianisme moderne
et contemporain à l’université de Strasbourg

Source: Commemorations Collection 2015

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