Page d'histoire : Gaston Chaissac Avallon (Yonne), 13 août 1910 - La Roche-sur-Yon (Vendée), 7 novembre 1964

Longtemps, Gaston Chaissac eut la réputation d’un créateur inclassable parce que son œuvre affichait une déconcertante singularité. Aujourd’hui que son abondante correspondance est en grande partie publiée, la plupart de ses textes accessibles, l’écrivain met en pleine lumière la portée de son entreprise. Il s’agit bien de l’un des artistes les plus novateurs de l’immédiat après-guerre. Mais il ne fut servi ni par son isolement opiniâtre ni par un réel dénuement matériel qui limitèrent sa liberté d’investigation, contraignant un langage qui ne demandait pourtant qu’à expérimenter sans cesse des moyens d’expression inédits à une production faussement modeste et précaire. Son abondance, son étourdissante diversité sont la meilleure réponse à une existence douloureuse, semée d’embûches.

Né en 1910 à Avallon en Bourgogne, ce n’est qu’en 1942 que Chaissac, à la faveur de son mariage, s’installe en Vendée. Dès lors, il ne quittera guère ce département, mis à part un court séjour à Vence chez Dubuffet en 1956, de rares incursions à Nantes et Paris, et c’est là qu’il finira ses jours en 1964. Cette vie étonnamment sédentaire est pourtant précédée d’un épisode nomade qui décidera de son avenir. Au cours de la décennie qui suit la mort de sa mère, en 1931, Chaissac, au gré de la recherche de travail, victime de la maladie, séjourne par intermittence à Paris et dans divers lieux de soins. C’est une période déterminante pour lui au cours de laquelle il fait, en 1937, par un heureux hasard de voisinage une rencontre capitale avec Otto Freundlich et Jeanne Kosnick-Kloss, puis Albert Gleizes, André Bloc, Robert Delaunay, André Lhote et bien d’autres. À l’évidence, c’est à ce moment-là que Chaissac forge les rudiments de ce qui allait devenir une œuvre d’exception. On ne saurait assez insister sur les conséquences de cette rencontre qui marquera son destin et qui lui procura le soutien et l’aide dont il avait alors besoin. C’est grâce à eux en effet que Chaissac sera remarqué par Raymond Queneau qui à son tour le fera découvrir à Jean Dubuffet et Jean Paulhan. Il s’en suivra une exposition à la galerie l’Arc-en-ciel, en 1947, la première d’importance, préfacée par Jean Dubuffet, puis en 1949 sa participation à la fameuse exposition « l’Art brut préféré aux arts culturels » à la galerie Drouin. En 1951, avec la parution de Hippobosque au bocage chez Gallimard, tout est presque joué. Juste après, Chaissac, qui collabore néanmoins régulièrement à la NRF avec ses « Chroniques de l’Oie », montre des signes de méfiance et de retrait à l’égard du milieu parisien et il affirme son désaccord avec Dubuffet sur la question de l’Art brut, aventure dans laquelle ce dernier avait voulu l’entraîner alors même que Chaissac ne répondait en rien aux critères formulés par Dubuffet. C’est évidemment au cours de ces années cruciales, dans un Paris en pleine mutation, que Chaissac assimile l’essentiel du contexte artistique d’alors, comme en témoigne sa parfaite connaissance des maîtres du moment, en particulier Matisse et Picasso, et qu’il se forge une culture dont la sophistication est visible dans ses innombrables lettres. Sans doute cette assimilation se fait-elle suffisamment en profondeur et au gré d’une rare perspicacité pour que Chaissac, avec son jugement à la fois amusé et impitoyable sur les choses, se transforme bientôt en un précurseur intuitif des avant-gardes à venir. Mais Chaissac doit aussi à ses deux amis d’origine allemande une émancipation esthétique inattendue dans le Paris de l’époque en direction du monde germanique et russe, qui contribuera décisivement à son originalité. On en retrouve les effets dans une certaine parenté avec les artistes du Blaue Reiter, Paul Klee, Kandinsky ou Gabriele Münter et, surtout à ses débuts, avec l’art populaire et les loubki russes, par exemple.

Avec le recul, Chaissac apparaît au croisement de l’École de Paris et de l’École allemande, ce qui peut expliquer la faveur dont jouira son œuvre plus tard dans la sphère germanique, notamment auprès des artistes et des collectionneurs. Celle-ci en sera définitivement fécondée : expressionnisme naturel, penchant pour la caricature et la satire sociale, humour et moquerie, chromatisme virulent, prédilection pour un dialogue incessant entre figuration et abstraction n’en sont que les facettes principales. Aujourd’hui, ce qui fascine dans les propos épars de sa correspondance, c’est précisément l’aisance des jugements, la pertinence des points de vue et la lucidité avec laquelle celui qui se disait « peintre rustique moderne », perpétuel observateur mélancolique et incisif, aura tenu, depuis son retrait au bocage, la chronique d’un monde dans lequel il ne savait trouver sa place, stigmatisant ses travers, comme il le faisait avec le petit monde campagnard qui s’ébrouait autour de lui. En conformité avec cette vie difficultueuse, le succès est tardif. Ce n’est que trois ans avant sa mort, en 1961, qu’il entre dans la galerie d’Iris Clert où il sera régulièrement montré et qu’un important hommage lui est rendu au Musée des beaux-arts de Nantes, la ville où, dès 1947, il avait trouvé l’appui de la galerie Michel Colomb. L’année même de sa mort, il est montré à New York, puis les rétrospectives se succèdent aux musées de Nantes (1965), de Lyon (1968), des Sables-d’Olonne (1969), là où le plus grand ensemble de ses œuvres est conservé, et, ultime consécration en 1973, au Musée national d’art moderne, préludant à des hommages réguliers dans de nombreux lieux en Europe. Souffrant d’avoir été « laissé pour compte », cet artiste tourmenté et ludique, poète et magicien, aura finalement suscité, au travers de plus d’une centaine d’expositions personnelles, la reconnaissance dont il aurait tant voulu jouir de son vivant.

Henry-Claude Cousseau
conservateur général honoraire du patrimoine

Source: Commemorations Collection 2014

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