Page d'histoire : Yves Klein Nice, 28 avril 1928 - Paris, 6 juin 1962

La vie et l’œuvre d’Yves Klein, confondues dans une geste dont il a organisé avec maestria le déploiement, s’enracinent dans ce qu’il a lui-même appelé « l’aventure monochrome ». Son père, Fred Klein, était un peintre figuratif et sa mère, Marie Raymond, obtint en 1949 le prix Kandinsky, dévolu à la peinture abstraite. Yves Klein croisa chez eux bien des artistes, mais il se dirigea vers une carrière de judoka qui le conduisit au Japon où il perfectionna sa formation dans le célèbre institut Kodokan d’où il revint auréolé du titre prestigieux de ceinture noire 4e dan. La Fédération française de judo refusant d’homologuer son diplôme japonais, le jeune homme publia la même année Les Fondements du judo, aux éditions Grasset, et deux « livres d’artiste » jumeaux, Yves peintures et Haguenault peintures (Madrid, 1954). L’un et l’autre comportaient de supposées reproductions de tableaux parfaitement monochromes, accompagnées d’une préface composée uniquement des lignes noires horizontales évoquant la disposition typographique d’un texte dépourvu de mots muet.

Inaugurée par une double publication confidentielle, l’aventure monochrome s’ancre dans un refus : Yves Klein souhaitait exposer au Salon des Réalités Nouvelles, exclusivement consacré à l’art abstrait, un tableau qui ne comportait qu’un aplat orange signé du monogramme de l’artiste, YK, et daté de mai 1955. Le comité n’accepta pas l’œuvre, « car une seule couleur unie ce n’est vraiment pas suffisant », antienne maintes fois reprise par ses détracteurs, et lui suggéra d’ajouter au moins un point, ou une ligne. Klein refusa et il radicalisa sa position en supprimant toute signature sur la surface de ses monochromes ultérieurs. Lors de sa première exposition à la galerie Colette Allendy, en 1956, où il présentait une série de « propositions monochromes » de diverses couleurs, un débat lui fit comprendre que les amateurs avaient tendance à considérer la « polychromie décorative » qui se dégageait de l’ensemble, au lieu de concentrer leur attention sur chaque « proposition » singulière. C’est pourquoi il réalisa une série de tableaux de même format et surtout du même bleu outremer pour sa première exposition en Italie, Proposte monocrome, epoca blu (Galleria Apollinaire, Milan, 1957).

Ce bleu qui fascine depuis plus de cinquante ans est la quintessence des aspirations de l’artiste servies par la technologie du temps. Klein considérait en effet que l’huile altérait le pouvoir de rayonnement des pigments purs qu’il souhaitait présenter dans leur intensité native. C’est pourquoi il mit au point avec son marchand de couleur, Édouard Adam, la formule d’un « médium fixatif » qui permet aux pigments d’adhérer au support sans en ternir l’éclat. Klein a déposé à l’Institut National de la Propriété Industrielle, en 1960, la formule de son International Klein Blue, son célèbre bleu IKB. Associé à l’or et au rose, il participe à une nouvelle trilogie des couleurs, toute personnelle et qui se distingue des trois primaires (bleu, rouge, jaune) élevées au rang de symbole de la modernité picturale par les avant-gardes historiques.

Le succès des monochromes bleus, par ailleurs sujets de controverses sans fin, assurait à l’artiste débutant une réputation qui lui permit d’exposer la même année, après Milan, à Paris, Londres et Düsseldorf. En Allemagne, il reçut en outre la commande de grandes décorations murales pour le foyer du Théâtre musical en chantier à Gelsenkirchen. La monochromie à laquelle l’artiste s’identifia au point de signer longtemps « Yves le Monochrome », fut l’épine dorsale à partir de laquelle son œuvre se ramifia, sans jamais perdre sa cohérence fondamentale, en maintes directions. L’une d’elles devait le conduire au « dépassement de la problématique de l’art », accompli grâce à l’immatérialisation du bleu organisée avec faste lors de son exposition dite « du Vide » à la galerie Iris Clert (Paris, avril 1958). La manifestation qui présentait un « état sensible pictural » dans une galerie vide, en apparence, a fait date. Par la suite, Klein vendit des « Zones de sensibilité picturale immatérielle » qui n’ont pas cessé depuis d’émerveiller ou d’irriter.

Outre des monochromes, Yves Klein réalisa des Sculptures éponges, le plus souvent gorgées de bleu, véritables portraits des lecteurs de ses tableaux qui, immergés dans la couleur, en revenaient, selon ses propres termes, « imprégnés en sensibilité comme des éponges ». Artiste polymorphe, il composa une Symphonie monoton-silence, imagina des « anthropométries » qui renouvelaient et métamorphosaient la tradition du nu académique, détourna la puissance du feu à des fins créatrices, conçut des fontaines associant l’eau et le feu, dressa les contours d’une « école de la sensibilité », promut un « théâtre du vide », collabora avec Jean Tinguely, projeta d’illuminer en bleu l’obélisque de la Concorde, ou encore esquissa avec les architectes Werner Ruhnau, puis Claude Parent, divers projets d’une « architecture de l’air », maisons ou cités protégées par un toit d’air pulsé au sein desquelles une vie édénique pourrait se développer.

Klein a documenté très tôt ses expositions et ses manifestations par des films qu’il faisait tourner par des amis cameramen. Il utilisa aussi le texte pour promouvoir ses œuvres, expliquer ses intentions ou diffuser ses idées. C’est ainsi qu’il publia Le Dépassement de la problématique de l’art (1959), puis Dimanche, le journal d’un seul jour (27 novembre 1960), collabora à des revues (Zero, en Allemagne), ou donna une conférence en Sorbonne (1959). Ses écrits, réunis dans une anthologie en 2003, demeurent une source essentielle d’accès à sa pensée, souvent paradoxale et pourtant toujours logique, quand bien même cette logique relève aussi du « merveilleux » qu’il affectionnait.

Le Nouveau Réalisme, mouvement qui eut immédiatement une résonance internationale, a été fondé sous l’égide du critique Pierre Restany avec la complicité tumultueuse de Klein, à son domicile, le 27 octobre 1960. L’année suivante, une grande exposition était consacrée à l’artiste au musée de Krefeld, « Yves Klein : Monochrome und Feuer ». Il se rendit ensuite aux États-Unis où deux expositions personnelles firent découvrir ses travaux aux amateurs new-yorkais, puis à ceux de la côte ouest. Le rayonnement de son œuvre, initié en Europe, prit alors une nouvelle dimension, à une époque où New York était en passe de ravir à Paris sa couronne de capitale mondiale des arts. En 1962, il épousa Rotraut Uecker. Le mariage religieux, en présence des chevaliers de l’Ordre des Archers de saint Sébastien, fut préparé par Klein comme l’aurait été une « performance ». La vie et l’œuvre se rejoignaient dans une conjonction qui contribuait à ouvrir l’une et l’autre aux dimensions du mythe. Depuis sa mort, survenue moins de huit ans après ses premiers véritables travaux artistiques, de nombreuses rétrospectives lui ont été consacrées, dont deux, fait jusqu’alors unique pour un même artiste, au Centre Georges Pompidou (1983 et 2006).

Denys Riout
professeur émérite à l’université Paris Panthéon-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2012

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Riout, Denys

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