Page d'histoire : Publication d'Adolphe de Benjamin Constant 1816

En 1816, Benjamin Constant (1767-1830), penseur et homme politique de premier plan, adversaire de l’Empire, malencontreusement rallié à Napoléon lors des Cent-Jours, puis brillant opposant libéral sous la Restauration, publie un bref roman d’analyse autobiographique qui n’a pas fini d’inspirer les interprétations, tant l’élucidation nourrit l’ambiguïté.

Dix petits chapitres ont suffi pour forger cette oeuvre milliaire, bréviaire sentimental négatif et véritable anti-Canzoniere de Pétrarque, aux antipodes de tant de siècles d’idéalisation amoureuse.

La trame, entre confusion des sentiments et pitié dangereuse, est d’une simplicité impeccable, à l’image de la concision cristalline du style : un jeune homme, Adolphe, prend, par vanité surtout, une maîtresse, Ellénore, et se rend bientôt compte qu’il se trouve aussi incapable de l’aimer que de la quitter. Il la torture tant, par ses doutes et revirements, qu’elle succombe enfin à un terrible épuisement moral, sous les yeux effarés de son bourreau, aussi lucide qu’impuissant. Par-delà ce canevas, c’est l’invention d’une forme malheureuse d’analyse, la mise en lumière du trouble plaisir de comprendre en vain, la peinture d’orgies d’introspection vouées à l’échec qui fondent la qualité hors pair de ce roman.

Constant y présente sa version décapante et retournée du « mal du siècle », née moins du refus que de l’abus des valeurs des Lumières : raison, morale, esprit d’analyse. Par la voie paradoxale du XVIIIe siècle dont il est un héritier parfait, Adolphe se retrouve de plain-pied dans son temps, inventant la formule d’un romantisme glacé.

Le « mal d’Adolphe », excès d’analyse équivalant – étymologiquement aussi – à une forme de dissolution de la volonté, semble affecter la structure même du récit, fondé sur deux lois implacables. D’abord, la dualité qui affecte tous les personnages, toutes les actions, toutes les pensées : toute chose semble avoir perdu le bonheur de son unité, tout se délite et décompose à l’infini ; une « dialectique tragique » ensuite, qui transforme tout pas vers le mieux en un progrès vers le mal : ainsi la réflexion, loin de servir à l’action, ne sert qu’à l’empêtrer davantage. La nouveauté de ce tragique moderne réside dans la découverte d’une malédiction intérieure et insaisissable : plus de Dieu, plus de destin transcendant désormais à qui imputer l’impuissance humaine. Cherchant à tout débusquer en lui-même, Adolphe s’abîme dans une clarté panique qui n’élucide rien.

Au coeur de ce dispositif cruel se déploie une enquête clinique sur les rapports ambigus de la parole et de l’action. Chaque fois que le langage veut se hisser au niveau de l’acte (« quand dire c’est faire »), il est pris en flagrant délit d’inconsistance. Tout ce qui est « performatif » (la promesse, la déclaration d’amour…) et fi nalement toute parole, à force de fi ascos et de repentirs, perdent alors tout crédit.

Adolphe offre ainsi la quintessence inégalée du roman d’analyse à la française et, en un coup de maître, désigne aussitôt les périls abyssaux qui en sont l’apanage.

 

Guillaume Métayer
CELLF 16-21, CNRS – Paris-Sorbonne

 

Edition

Georges Poisson, Léonard Burnand, "Adolphe de Benjamin Constant (1816-2016). Postérité d'un roman", Genève, Slatkine, 2016, 160 p.

 

 

Source: Commemorations Collection 2016

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