Page d'histoire : Parution du tome premier de l'Histoire de France d'Ernest Lavisse : Le Tableau de la géographie de la France par Paul Vidal de la Blache 1903

L'édition originale de 1903 Paris,
Chan, bibliothèque historique
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Dès sa parution, accueilli dans l’éloge unanime, le Tableau de la géographie de la France remplit deux offices : dresser une représentation inédite du territoire français et impatroniser une discipline universitaire toute nouvelle : la géographie humaine. À côté d’un hommage à son double talent de savant et d’écrivain, le mot qui saluait l’œuvre de Paul Vidal de la Blache était « ingéniosité », comme pour marquer le mélange de curiosité et d’admiration qu’elle suscitait. L’auteur voulait dégager la « personnalité géographique » de la France. La richesse même du livre était source d’ambiguïté, puisque, toujours applaudi comme patriote, Vidal était apprécié tantôt comme peintre-paysagiste et tantôt comme représentant d’une nouvelle génération scientifique ; mais il était vu, aussi, comme partisan d’une ouverture au monde ou bien comme chantre du local. Depuis 1903, à travers ses rééditions, telle la prestigieuse édition illustrée de 1908, La France. Tableau géographique, qui servit de livre de prix, l’ouvrage a fasciné en France comme à l’étranger. Ses récentes rééditions témoignent de sa pérennité de classique. Mais c’est un classique toujours porté par des lectures actives : la lecture séduite qui y reconnaît l’invitation à l’itinérance, mais aussi les visions conflictuelles proférées par la critique géographique, qui le vilipende pour cause de traditionalisme ou d’idéologie ou qui s’y ressource périodiquement, mais qui toujours s’y réfère. Quant aux interprétations issues du regard historiographique, elles imputent au Tableau le nationalisme sectaire de la fin du XIXe siècle, ou lui accordent à l’inverse d’avoir su construire pour la nation républicaine un territoire concret et un patrimoine paysager.

Ouverture de l’Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution dirigée par Ernest Lavisse chez Hachette, le Tableau avait de quoi surprendre. Loin des hasards de l’histoire événementielle mais attentif aux contingences qui avaient exploité ou non les virtualités du pays, il déstabilisait les vues d’une histoire prédestinée, en insistant sur le faisceau des interactions qui s’étaient nouées depuis les temps les plus reculés entre les hommes et les lieux. Terre de contrastes renouvelés, cet isthme reconnu par le commerce antique avant de prendre figure sous la plume de Strabon n’avait pu devenir sol français qu’à la faveur d’un jeu complexe qui comprenait des temporalités nombreuses et leur inscription dans des échelles spatiales multiples du local jusqu’au niveau européen, voire mondial. Mais là où Jules Michelet pensait la géographie annihilée par le développement historique, P. Vidal de la Blache reconstituait savamment une histoire spatialisée, ancrée dans des milieux et inscrite dans des formes.

Se fondant sur l’analyse cartographique, sur une érudition discrète et surtout sur le regard averti du voyageur qui a, des années durant, parcouru la France par le menu, Vidal de la Blache reconstruit à larges traits les structures fondamentales du sol français. Un sol naturel – où la base géologique est omniprésente – et un sol humanisé, qu’il convie le lecteur à découvrir à sa suite, par une description des pays, des régions, des points de repères et des routes qui les relient. Fuyant le pittoresque, le géographe détaille un paysage savant et sensible auquel il associe le lecteur en expliquant les formes et en suscitant la connivence. Quatre opérations concourent à cette double production de sens par laquelle Vidal de la Blache crée une nouvelle représentation proprement géographique du territoire français. D’abord, il dresse un paysage polysensoriel, monde visible certes, structuré par les formes du relief, mais aussi ambiances lumineuses et touches olfactives parfois, tout imprégné de la texture des terrains arpentés par le marcheur et par le laboureur. Ensuite, il relève en archéologue les diverses strates du temps juxtaposées ou superposées en un site. Il sait aussi restituer l’épaisseur culturelle des toponymes, des signes d’appropriation, des symboles attachés aux lieux, depuis les vieux cultes païens jusqu’aux hauts lieux du pouvoir royal. Enfin, il sait montrer la continuité spatiale de ce sol symbolique, en retraçant non seulement la mosaïque discon-tinue des petits « pays » paysans mais encore en tissant et retissant la trame des voies de circulation par où la solidarité se recrée continuellement, dans l’échange et le passage. Mais, plutôt que de dire explicitement ce nouveau monde du territoire approprié par un peuple, si loin de la vieille géographie administrative, plutôt que de faire oeuvre didactique, il suggère.

L’ œuvre a quelque chose de passéiste qui a dû jouer dans le charme du livre. Sans doute est-elle prisonnière d’une commande historienne, mais le regard rétrospectif correspond à une tendance vidalienne avérée. Les historiens y ont vu, à tort, le seul appel à une « histoire longue » qui serait le temps de la géographie, l’histoire immobile selon Fernand Braudel. En fait, en préparant l’ouvrage, Vidal de la Blache est attentif au changement et, comme il l’écrit dans l’un de ses carnets, il ausculte « la France au seuil des temps nouveaux ». La référence à des formes modernes d’organisation de l’espace, que la région lyonnaise préfigurerait, apparaît brièvement. La conclusion contient une critique de la centralisation qu’ont saisie tous les avocats du mouvement régionaliste des années 1900. À ce titre, le Tableau est un moment dans un itinéraire entre tradition et modernité, durant lequel Vidal de la Blache abandonne progressivement le naturalisme qui l’animait au début de sa carrière de professeur à l’École normale, pour adopter la posture très économiste d’un géographe qui accepte, sans trop d’illusions, de faire de l’expertise politique. En effet, lorsqu’en 1910 le président du Conseil Aristide Briand fait appel à lui en vue de créer des groupements régionaux dotés d’organes représentatifs, Vidal de la Blache propose un découpage de la France en régions organisées par une métropole. Les réalités économiques du monde moderne, avec la concurrence mondiale et le rétrécissement de la Terre imputables à une circulation accélérée, lui font pressentir dès le Tableau que des modes d’organisation moins centralisés et moins étatiques doivent être promus. À partir de là, sa condamnation des formes passéistes (culturelles ou politiques) du local se fera permanente tandis qu’il soutiendra la formule de l’organisation régionale autour d’une grande ville, tel dans La France de l’Est (1917), où il valorise la fonction d’animation de Nancy et de Strasbourg. Cependant, à côté de cet économisme, il ressuscite dans ce dernier livre des valeurs politiques qu’il avait passablement occultées derrière un plat consensus dans son Tableau de la géographie de la France, en signalant ici, en plein conflit géopolitique, l’ascendant exercé sur l’Alsace et la Lorraine, du temps de la Révolution, par l’idéal républicain d’une nation élective à la française.

 

Marie-Claire Robic
directeur de recherches au CNRS,
UMR 8504, GÉOGRAPHIE-CITÉS

Source: Commemorations Collection 2003

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