Page d'histoire : François-Marie-Charles Fourier, La théorie des quatres mouvements et des destinées générales 7 avril 1808

Charles Fourier, huile sur toile par Jean-François Gigoux,
Dijon, musée Magnin
© RMN/Franck Raux

Le 7 avril 1808, sans nom d’auteur, paraît à Leipzig (c’est ce qui est précisé sur la page de garde), en réalité à Lyon, le livre intitulé La Théorie des quatre mouvements et des destinées générales ; en exergue, sous le titre de l’ouvrage, une citation :

« Mais, quelle épaisse nuit voile encore la nature »
Voltaire

L’auteur, pratiquement inconnu à l’époque, est Charles Fourier. Il est né à Besançon, le 7 avril 1772. Le livre sort le jour de son 36e anniversaire ! Clin d’oeil et humour ? Bien sûr.

I – De Besançon à Lyon (1772-1808)… La formation multiple et hétérogène d’un esprit curieux

Solides études au collège royal de Besançon d’un garçon doué… Charles s’intéresse aux mathématiques, à la musique – cela va souvent ensemble –, à la géographie, à la physique. La famille est riche, très riche : la fortune du père, gros négociant en drap et en épices, est la plus importante de Franche-Comté. Elle est renforcée par celle de la mère. Il y a 4 filles ; Charles est le seul garçon. Bon élève, Charles serait-il mauvais fils : certes il suit docilement sa mère qui le traîne de messe en messe mais il est indigné par les pratiques financières de son père ; il se cabre : « Le commerce c’est le mal ». Il raconte qu’à 9 ans, il a fait contre le négoce, l’agiotage, la bourse et la spéculation, le même serment qu’Hannibal fit contre Rome au même âge : "Les détruire » !

Quand il a 9 ans, son père meurt. Celui-ci, de son vivant, méfiant, avait demandé que son fils ne touche sa part d’héritage que le jour de ses 21 ans. La mère gère mal la succession. Mais, moins sotte qu’on ne pourrait le penser, elle envoie son fils à 16 ans à Rouen apprendre ce qu’est un port, une ville marchande et cotonnière. Il est passé par Troyes, revient par Paris. Il découvre avec un étonnement admiratif l’architecture du Palais Royal (et la vie grouillante, sociale, culturelle qui l’anime), les 52 portes construites par Ledoux. À Besançon, il avait admiré le théâtre, édifié par Ledoux entre 1774 et 1784 et on a toutes les raisons de penser qu’il avait, avec ses parents, fait le voyage vers la saline royale d’Arc-et-Senans construite de 1774 à 1779, à 30 km de la capitale comtoise : c’est un trait majeur de la personnalité de Fourier : il s’est, très jeune, initié par lui-même à l’architecture et donc à l’urbanisme.

De 1789 à 1799, il est successivement et à la fois « stagiaire » en banque, sergent de boutique, courtiermarron, négociant par batellerie, importateur de riz piémontais. Suspect au Comité de Salut public, lors de l’insurrection fédérative de Lyon durant l’été 1793, il est incarcéré à Besançon, puis hussard dans les armées révolutionnaires par punition en 1794, mais surtout lecteur de gazettes, rédacteur de brochures, enfin journaliste à Lyon.

Non sans raison mais avec une légère dose d’exagération, Michelet écrit : « C’est Lyon qui a fait Fourier ». Le Lyon des grands négociants soyeux et des banquiers bien sûr, le Lyon des canuts mutualistes surtout, guidés par le juge de paix quasi socialiste qu’est François-Joseph L’Ange, luttant contre les spéculateurs en denrées alimentaires lors des crises frumentaires de 1790 et 1793, le Lyon de l’Encyclopédie et du préromantisme, des loges maçonniques ésotériques, illuministes, des cercles féministes. Fourier vit à fond dans cette autre capitale intellectuelle de la France.

C’est alors qu’en 1799 il a une sorte « d’illumination » : Fourier, pour la connaissance de la société, veut être ce qu’a été Newton pour la compréhension du cosmos : les planètes, les étoiles, sont réglées comme une merveilleuse horloge, elles fonctionnent en harmonie selon le principe de l’attraction universelle. Fourier a l’intuition qu’à l’origine les hommes, les groupes humains, fonctionnaient eux aussi en harmonie. Mais que s’est-il passé ?… Au cours de l’histoire, les hommes, par la recherche du progrès, par la spéculation, par l’État macrocosme oppresseur, par la famille microcosme étriqué, par l’industrie mensongère, par la guerre, la diplomatie, l’administration, ont détruit cette harmonie originelle : Fourier déclare la guerre à la civilisation. Et, par calcul scientifique, mathématique, il veut retrouver les règles de l’attraction harmonieuse des hommes entre eux. En lui s’opère un bouillonnement torrentiel d’idées, de projets ; il écrit sans cesse dans ses cahiers, sur des fiches… des notes griffonnées sur des bouts de papier. Il en sort peu à peu La Théorie des quatre mouvements.

II – 1808 : La Théorie des quatre mouvements et des destinées générales

C’est le premier des quatre grands traités de Fourier : exposé incomplet, bancal, déséquilibré de son système de pensée. Fruit d’une imagination débordante qu’il est incapable de contrôler à moins qu’il ne s’y refuse, « sa pensée est comme l’eau du fleuve qui balaie les obstacles et de même que le cours est plus vif près de la source, La Théorie des quatre Mouvements et des destinées générales est un livre plus hardi, plus spontané que ceux qui le suivent ; il a le ton inimitable de la jeunesse et la ferveur de la découverte » (1).

Dans une première partie, exposition, destinée aux « studieux » Fourier expose très brièvement sa conception de l’attractivité « passionnée », comme moteur de fonctionnement des rapports sociaux. Il présente ses idées sur l’organisation du « travail-plaisir », sur le comportement des petits groupes et l’épanouissement de la communauté qui doit tendre et atteindre à l’harmonie.

En second lieu, Description. Il s’adresse aux voluptueux et tout particulièrement aux femmes : il aborde le problème de la sexualité, de l’amour, dénonce les vices du système conjugal et matrimonial, beaucoup trop contraignant, répressif, refoulant pourrait-on dire. Il expose sa conception d’une sexualité libératrice, libérée des interdits et des tabous, fait profession de foi féminine et féministe : « l’extension des privilèges (des droits) des femmes est le principe général de tous les progrès sociaux ». Il ne se veut nullement immoral ou amoral, il revendique une vraie morale, une nouvelle éthique basée sur la nécessité des passions (comme mode supérieur de fonctionnement des rapports entre les êtres humains) et sur le travail-plaisir.

Travail et passions sont les deux chemins qui ouvrent la voie et donnent accès à la vertu et au bonheur. En fin de cette seconde partie, il analyse et célèbre ce que l’on pourrait appeler les arts synthèses : la gastronomie, appelée gastrosophie, et la musique dans sa forme la plus achevée et la plus complète, l’opéra.

Enfin, dans une troisième partie, Démonstration et Confirmation, Fourier, après une critique des philosophes et de leur étourderie méthodique, analyse les insuffisances de la franc-maçonnerie, du système des sociétés insulaires : il dénonce, dans la civilisation, les vices du système commercial, aboutissant à la spoliation, à l’accaparement, à l’agiotage, à la spéculation.

Fourier termine par un épilogue d’une éloquence grandiose et pessimiste, une adresse aux philosophes : « Apôtres de l’erreur, moralistes et politiques ! après tant d’indices de votre aveuglement prétendez-vous encore éclairer le genre humain ? … vous avez étouffé la voix de quelques hommes qui inclinaient à la sincérité tels que Hobbes et J.-J. Rousseau qui entrevoyaient dans la civilisation un renversement des vues de la nature, un développement méthodique de tous les vices. Vous avez repoussé ces traits de lumière pour faire entendre vos jactances de perfectionnement. La scène change et la vérité que vous feigniez de chercher va paraître pour votre confusion » (2.)

III – Après 1808… Essai d’ordonnancement du système (1808-1837)

La publication du livre… est un échec cuisant ! Fourier a beau envoyer des paquets de livres partout en France, en Suisse, en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Angleterre ou en Écosse (il en expédie plus de 600 !!! Qu’on se rende compte du travail de manutention et d’expédition auquel il se livre), le Traité ne se vend pas ! Fourier essaie d’obtenir des articles dans les journaux ou gazettes, rien ne vient, ou pire, le livre incompris est tourné en ridicule ! (3.) Plus tard, les enfants qui jouent dans les jardins du Palais Royal à Paris, quand ils le voient, le poursuivent en criant « Fou-riez » ! Sinistre !

Fourier très amer… n’est pas abattu. C’est un lutteur. Le reste de sa vie, il reprend la tâche et écrit trois grands traités. 1822 : Traité de l’Économie domestique agricole – 2 volumes (explication du phalanstère). 1829 : Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées. 1835-1836 : La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique donnant quadruple produit.

Il dira : « d’abord lisez ces trois traités, et ensuite et seulement abordez l’étude de mon premier ouvrage, La Théorie des quatre mouvements, il est la parodie avant la pièce » !

Conclusion – Mort d’un inconnu … célébrité d’un prophète

Alors qu’en 1825, Saint-Simon fait une mort publique, Fourier meurt seul : sa logeuse, ne le voyant pas sortir le matin du 10 octobre 1837, monte dans sa mansarde et le trouve, habillé, mort au pied de son lit. Seul, inconnu, mais nullement dans la solitude. Il a de grands amis, quelques vrais disciples : il aura une formidable postérité !

Déjà, en 1837, Stendhal écrit dans son Journal d’un Touriste : « mort de Fourier ; L’Association de Fourier fait des pas immenses ; mais comme Fourier n’avait aucune élégance et n’allait pas dans les salons, on ne lui accordera que dans vingt années son rang de rêveur sublime, ayant prononcé un grand mot : « Association » !

Quelle postérité ! : l’École fouriériste et Considerant et les milliers de lecteurs de la Démocratie Pacifique ; Owen, Engels, Marx, Weitling, Leconte de Lisle, Dostoievski, Brisbane, Marcuse, André Breton avec son Ode à Fourier et Jaurès, qui a écrit : « Fourier ! lui seul a su concevoir un monde nouveau ».

Gaston Bordet
maître de conférences honoraire à l’université de Franche-Comté
président d’honneur de l’Association d’études fouriéristes

1. Simone DEBOUT « Introduction à la Théorie des quatre mouvements », J.-J. Pauvert édit. Paris, 1967, page 20.
2. Théorie des quatre mouvements, éd. S. Debout, Éd. Pauvert.
3. Voir BEECHER, Fourier, Paris, Fayard, 1993, pages 141-152.

Source: Commemorations Collection 2008

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