Page d'histoire : Parution des trois premiers volumes de l'Histoire naturelle de Buffon 1749

Histoire générale et particulière avec la description du Cabinet du Roy, Paris,
Imprimerie royale, 1749, tome 3, Pl. 1, non légendée (squelette d’un rachitique)
© Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1999

Georges Louis Leclerc, comte de Buffon Portrait gravé en 1777
par Vincenzio Vangelisti (1744 ou 1738 - 1798), d’après un dessin par André Pujos (1738 -1788)
© Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1998

A l'automne de 1749, il y a deux cent cinquante ans, comme les trois coups qui, au théâtre, marquent le lever du rideau, les trois premiers volumes de l'Histoire naturelle de Buffon paraissent en même temps et font immédiatement grand bruit.

Georges Leclerc de Buffon a quarante deux ans. Né à Montbard en Bourgogne, il est issu d'une famille bourgeoise, anoblie par l'achat d'une charge. Après une jeunesse au parcours incertain, il est arrivé à Paris en 1732, lesté d'une licence en droit et d'un peu de médecine, ayant de l'aptitude et du goût pour les mathématiques, mais surtout intelligent et ambitieux. Habile aussi : dès 1733, il est entré à l'Académie royale des sciences et six ans plus tard, en juillet 1739, il a réussi à conquérir la place d'intendant du Jardin et du Cabinet d'histoire naturelle du roi, un titre qu'il portera cinquante années durant. Sa destinée, dès lors, s'est trouvée fixée ; son temps, désormais, jusqu'à la fin d'une longue vie, sera partagé entre le Jardin royal de Paris, dont il va doubler la surface et faire l'un des phares scientifiques de l'Europe, et sa résidence de Montbard où, tout en administrant ses domaines, en gérant une fortune bientôt devenue considérable, il rédige l'œuvre de sa vie : l'Histoire naturelle.

Après la nomination de Buffon au Jardin du roi, le ministre de tutelle de l'établissement, Maurepas, a demandé au nouvel intendant une description du Cabinet d'histoire naturelle du roi, laquelle, dans l'esprit du ministre, doit être un monument à la gloire du souverain régnant, Louis XV, comme les ouvrages de Denis Dodart ou Claude Perrault, commandés par Colbert, ont servi naguère le rayonnement du Roi-Soleil. Tout de suite, Buffon voit grand ; loin de se limiter aux seules collections du Cabinet du roi, il ambitionne de peindre la nature tout entière dans une fresque unique et grandiose qu'il se "Rassemblons des faits pour nous donner des idées", écrit Buffon. Presque dix ans sont nécessaires à ce grand travailleur pour réunir la documentation et tracer les lignes principales de son œuvre. Le prospectus qu'il publie en 1748 dans le Journal des savants, annonce quinze volumes dont neuf pour les animaux, trois pour les végétaux et trois pour les minéraux ; en fait, lorsque Buffon disparaîtra quarante années plus tard, trente-cinq gros volumes in-quarto auront été publiés, un trente-sixième sera sous presse et le plan originel n'aura pas été entièrement rempli puisque le règne végétal, en particulier, manquera. Imprimée par l'Imprimerie royale, l'Histoire naturelle est une des grandes entreprises éditoriales du siècle.

Le succès, dans un large public, est immédiat. Dans les trois premiers volumes, Buffon a très habilement dosé les parties pour entretenir l'intérêt du lecteur. Deux morceaux, en particulier, qui abondent en vues audacieuses, sont bien faits pour retenir l'attention : la "Théorie de la Terre", dans laquelle l'auteur retrace l'histoire de la planète, arrachée au soleil par le choc d'une comète, et tente de calculer le temps nécessaire à son lent refroidissement ; l'"Histoire naturelle de l'Homme", placé par Buffon au centre de la Nature, où on trouve de pénétrantes observations sur les âges de la vie, les cinq sens, l'unicité de l'espèce humaine, qui préparent la naissance de l'anthropologie. Aussitôt, les éloges et les critiques pleuvent. Dans l'ensemble, la communauté scientifique fait grise mine, les dévots s'indignent des libertés prises avec le texte de la Genèse, mais le premier tirage est épuisé en six semaines. Buffon est isolé, mais triomphant. D'ailleurs, il n'a cure des critiques, auxquelles il ne daigne pas répondre : "Chacun a sa délicatesse d'amour-propre, écrit-il à l'abbé Leblanc, la mienne va jusqu'à croire que de certaines gens ne peuvent même pas m'offenser".

De 1753 à 1767, douze autres volumes paraissent, dans lesquels sont décrits les animaux quadrupèdes, en commençant par le cheval, l'un des plus proches de l'homme et sa "plus noble conquête". Le texte de Buffon, illustré de nombreuses planches gravées, est complété par la description, due à son collaborateur Daubenton, des parties du Cabinet du roi qui ont rapport aux animaux traités : le projet de Maurepas n'est plus qu'une annexe. Buffon a l'art de rompre la monotonie de ses notices par des développements de portée générale qui ouvrent à la science de son temps des perspectives nouvelles : ainsi, sa comparaison des animaux de l'ancien continent avec ceux du nouveau monde, où il jette les bases de ce qui est devenu la biogéographie, ou encore les pages consacrées à la "dégénération des animaux" qui l'ont fait placer au nombre des précurseurs du transformisme, sont des morceaux restés justement célèbres. Malgré une maladie, en 1771, assez grave pour mettre ses jours en danger, Buffon donne encore, de 1770 à 1783, avec l'aide de Guéneau de Montbeillard, les neuf tomes de l'Histoire naturelle des oiseaux.

Parallèlement, il publie, depuis 1774, sept volumes de Suppléments aux parties déjà traitées. Il ne s'agit pas là de simples ajouts : c'est, notamment, dans cette série, au tome V paru en 1778, que figurent les célèbres "Époques de la Nature", une de ses œuvres les plus justement réputées, tant par le fond où il met en lumière, pour la première fois, l'immensité des temps géologiques, que par le style qui le classe parmi les plus grands prosateurs français.

 

Enfin viennent les cinq tomes de l'Histoire des minéraux, dont le premier paraît en 1783. Cette année là, Buffon a soixante-seize ans. à l'âge de la sagesse, son intelligence reste aussi vive et sa pensée de naturaliste, dégagée de tout a priori métaphysique, indépendante plus que jamais de toutes les modes, atteint sa pleine et définitive dimension. Lorsqu'il meurt, dans la nuit du 15 au 16 avril 1788, le dernier volume consacré aux minéraux est en cours d'impression.

 

L'Histoire naturelle est un tout, c'est ce tout qu'il faut considérer pour bien juger de l'œuvre scientifique de Buffon. Comme plus tard Balzac intègrera ses premiers romans à la Comédie humaine, Buffon, grâce aux Suppléments, fait entrer dans l'Histoire naturelle ses travaux de jeunesse, par exemple, en 1777, l'"Essai d'arithmétique morale" dont les éléments remontent à 1733, ainsi que les fruits de son expérience de sylviculteur et de métallurgiste acquise à Montbard et dans les forges créées par lui au village de Buffon, et même le fameux "Discours sur le style", prononcé le 25 août 1753, lors de sa réception à l'Académie française.

 

L'œuvre de Buffon, du vivant même de celui-ci, a connu un immense succès. Vers la fin du XVIIIe siècle, l'Histoire naturelle est le titre scientifique le plus souvent présent dans les bibliothèques françaises ; après la mort de l'auteur, ses œuvres complètes seront réimprimées une quarantaine de fois rien qu'en français et, à plusieurs reprises, par les soins des plus grands naturalistes : Lacépède, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Achille Richard, Flourens... C'est qu'en dépit des lacunes et des erreurs scientifiques, graves parfois, qui la datent, l' Histoire naturelle, en maints endroits, déborde son siècle et préfigure la science à venir.

 

Yves Laissus
inspecteur général honoraire des bibliothèques

Source: Commemorations Collection 1999

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