Page d'histoire : Georges Simenon Liège, 12 février 1903 - Lausanne, 6 septembre 1989

Georges Simenon, 1942
Photographie Raymond Voinquel
© Ministère de la culture - France

Né à Liège en 1903, Georges Simenon est mort à Lausanne en 1989. La publication, pour le centième anniversaire de sa naissance, d’une partie de son œuvre dans la prestigieuse bibliothèque de La Pléiade mettra fin, on peut l’espérer, à une équivoque persistante. Longtemps, on a considéré Simenon comme un phénomène littéraire plutôt que comme un grand écrivain. Il est vrai que sa fécondité avait quelque chose de monstrueux. « Arbre à romans », c’est ainsi qu’il aimait se définir. Un arbre qui produisait de nom-breuses récoltes par an. Quand, âgé de vingt-huit ans, il alla porter chez son éditeur un manuscrit qu’il avait décidé de signer pour la première fois de son nom, il avait déjà, sous divers pseudonymes, publié cent soixante romans, sans compter les mille deux cents contes ou nouvelles donnés à des magazines.  Devenu célèbre du jour au lendemain, il allait encore, pendant quarante ans, publier près de deux cents romans, dont soixante-quinze consacrés aux enquêtes du commissaire Maigret, et quatorze recueils de nouvelles. Jusqu’au jour de l’année 1972 où, brusquement, il décida de cesser d’écrire. Il fit alors modifier son passeport, supprimant le mot « romancier » qui figurait à la rubrique « profession ». Pour s’occuper, il commença à dicter chaque jour ses observa-tions et ses réflexions sur le monde et sur sa vie. Recueillies en volumes, ces dictées ne manquent pas d’intérêt pour qui veut connaître l’homme Simenon. Mais elles n’ajoutent rien à sa gloire. Le génie avait disparu.

Car il y a bien un génie de Simenon. Cet « arbre à romans » est tout le contraire d’une usine à romans. Aucun procédé chez lui, aucune recette, aucun stéréotype, aucun cliché, rien de ce qui caractérise si souvent les fabricants de best-sellers, rien de mécanique, rien de répétitif. C’est au point que les amateurs de Simenon - ils sont des millions de par le monde - sont bien en peine de répondre à ceux qui leur posent la question : « Par quel livre faut-il commencer ? » Les romans de Simenon ont tous un air de famille, mais aucun n’est semblable. La joie de découvrir un nouveau Simenon, et de le faire découvrir aux autres, est donc inépuisable. Impression que renforce encore le fait qu’il n’y a pas, dans cette œuvre foisonnante, comme chez d’autres grands romanciers qui l’ont précédé, Balzac, Dostoïevsky, Proust, un personnage qui soit, plus que les autres, le type accompli de la vision du romancier. Chez Simenon, force ou faiblesse, selon qu’on en juge, aucun arrière-fond théorique, aucune philoso-phie implicite, aucune analyse psychologique, aucune critique sociale, aucune morale particulière, aucun horizon métaphysique ne sous-tend le monde repré-senté. Certains y verront une limite. D’autres se demanderont si cet écrivain, qui ne ressemble à aucun autre, n’a pas mieux respecté ainsi le mystère de l’humain et traduit, plus que tous les autres écrivains de son temps, cet homme du XX e siècle, ses angoisses, sa solitude, sa difficulté de vivre, cet homme perdu au milieu des grands ouvrages collectifs, l’homme seul, le petit homme, « l’homme tout nu », comme aimait à le dire Simenon, celui que les Italiens des années cinquante ont si bien appelé « l’uomo qualunque ».

Grand romancier certes, mais grand écrivain ? La restriction implicite que contenait la question posée par André Gide - pourtant un des premiers admirateurs de Simenon, et un des plus fervents - n’est peut-être pas fondée. Car s’il n’y avait pas un style Simenon, on ne voit pas bien ce qui provoquerait cette fascination exceptionnelle qu’il est seul à exercer. Ce ne sont pas les idées de Simenon, ce ne sont pas ses thèmes qui sont particulièrement originaux et font de lui un grand romancier. Ce sont bien les mots, le choix des mots, leur agencement, le rythme des phrases, la brièveté des paragraphes, qui constituent le don magique, créent le miracle, font qu’au bout de quelques lignes le récit colle au lecteur comme un vêtement mouillé. Et tout cela n’est-il pas ce qu’on appelle un style ? L’erreur vient de la formidable économie de moyens de l’art de Simenon, de son apparente simplicité. « Il écrit comme Monsieur-Tout-le-Monde », dit un jour de lui un critique de mauvaise humeur.  À quoi un autre critique répondit, non sans humour : « Ce qui est tout de même curieux, c’est qu’à part Simenon, personne ne sait écrire comme Monsieur-Tout-le-Monde ».

Bernard de Fallois
président des éditions de Fallois

Source: Commemorations Collection 2003

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