Page d'histoire : Henri Matisse Le Cateau Cambrésis, 31 décembre 1869 - Nice, 3 novembre 1954

Figure décorative sur fond ornemental,
Henri Matisse,huile sur toile
1925
Musée national d'art moderne
Centre Georges Pompidou, Paris
© RMN / Adam Rzepka

L’œuvre d'Henri Matisse domine la première moitié du XXe siècle, à côté ou plutôt en face de celle de Picasso. Si sa personnalité commence à se manifester en 1898, il n’est véritablement lui-même, il ne trouve son expression propre qu’après 1905, à trente-cinq ans. Cette formation lente et laborieuse lui permet cependant d’absorber profondément des influences déterminantes, surtout celle de Cézanne qui devient pour lui à partir de 1899 – il achète cette année là à Ambroise Vollard une petite toile de 1882, Baigneuses – la figure essentielle, le recours dans les moments de questionnement ou d’angoisse : « Si Cézanne a raison, j’ai raison » dira-t-il à plusieurs reprises, comme une formule de conjuration.

Signac, auprès duquel il passe l’été 1904 à Saint-Tropez, lui enseigne la discipline rigoureuse du divisionnisme, discipline que Matisse qualifiera par la suite de tyrannie ! Au retour, à l’automne 1904, il peint Luxe, Calme et Volupté (musée d’Orsay), œuvre clef, première évocation du thème de l’Âge d’or qui traversera toute l’œuvre, et premier répertoire des poses auxquelles il reviendra constamment.

Mais c’est pendant l’été 1905, à Collioure, dans la compagnie stimulante du jeune Derain, que Matisse se libère enfin totalement et exprime, par l’usage de la couleur pure portée à son paroxysme, une vision neuve du paysage et de la figure. Avec Derain, Vlaminck et quelques autres, il fait scandale au Salon d’Automne de 1905 : la « cage aux fauves » est dominée par sa fameuse Femme au chapeau, immédiatement achetée par les Stein. D’un coup Matisse acquiert une célébrité de chef de groupe et intéresse dès lors les collectionneurs de l’avant-garde que sont le quatuor américain des Stein, puis les Russes Stschoukine et Morosov, qui lui achètent régulièrement (jusqu’en 1913-1914) avec une perspicacité et un enthousiasme remarquables.

La flambée fauve (couleur à l’état presque sauvage, lumière multicolore) s’épuise rapidement. Matisse en parlera comme d’une « épreuve du feu » dont il sort aguerri, définitivement affermi. En 1908, il ouvre une académie et, la même année, publie dans La Grande Revue ses « Notes d’un peintre », mise en forme lucide de sa pensée sur la peinture. C’est l’aboutissement de sa patiente maturation, la pleine possession de son génie.

Stschoukine lui offre précisément, par une commande pour sa demeure de Moscou, la possibilité de réaliser la peinture monumentale et décorative à laquelle il réfléchit depuis longtemps : La Danse [1909-1910] et La Musique [1910], panneaux immenses (260 x 390 cm), sont présentés au Salon d’Automne de 1910 avant leur installation à Moscou en décembre. La forme et le contenu (le thème de l’Âge d’or, à nouveau, pour dire les choses sommairement) y sont portés ensemble au plus haut degré d’intensité et de simplification, avec trois couleurs posées en aplats vibrants ; le bleu du ciel, le vert du sol, le vermillon des corps.

Le Portrait de Madame Matisse [1913], relève un autre défi : faire du tableau une construction abstraite, à deux dimensions, tout en maintenant l’intégrité non seulement de la figure, mais d’une ressemblance. En contrepoint, les deux séjours de Matisse à Tanger (hivers 1912 et 1913) donnent lieu à des images idylliques de jardins marocains, où se relâche quelque peu cet effort de géométrisation. L’exubérance de la végétation, la force aveuglante de la lumière sont transmuées dans des toiles où les couches de couleur posées les unes sur les autres suscitent un espace dématérialisé baignant dans une lumière édénique.

Entre 1914 et 1918, au contraire, les années sombres de la guerre se reflètent dans des œuvres où le noir comme couleur prend une place prépondérante. Matisse n’a jamais été plus proche du pôle abstrait-décoratif avec Les marocains [1916] où sont regroupées et fusionnées toutes les visions antérieures de Tanger en quelques modules géométriques répétés sur un fond noir (un noir générateur de lumière cependant) ; La leçon de piano [1916], dans sa première version, sévèrement triangulée – alors que la seconde version de 1917, plus fluide et plus réaliste, laisse prévoir une inflexion complètement différente de la peinture de Matisse.

Après quelque dix années de recherche soutenue, audacieuse, Matisse en effet trouve dans le paysage et la lumière argentée de Nice – où il va se fixer pendant une moitié de l’année à partir de son premier séjour pendant l’hiver 1917-1918 – un climat de détente.

Pendant la période dite niçoise – de 1919 aux années 30 – se développe l’expérimentation d’un travail différent sur la couleur et sur le modèle. Vers la fin des années 20 cependant, par le biais peut-être d’un retour à la sculpture, il met à nouveau l’accent sur la construction et le volume, plutôt que sur la fluidité des couleurs. Figure décorative sur fond ornemental [1925] est la toile charnière de cette période.

1930 marque un tournant important : Matisse peint peu durant cette année consacrée au voyage : New York, puis Tahiti. Dans les années qui suivent (1931 à 1933), il pratique surtout le dessin et la gravure (illustration des Poésies de Mallarmé pour l’éditeur suisse Skira), mais il se consacre aussi à une commande monumentale : les deux versions de La Danse destinée à la fondation du Dr Barnes à Merion près de Philadelphie, « peinture architecturale […] où l’élément humain paraît devoir être tempéré, sinon exclu » selon ses propres dires.

Il revient alors à des thèmes et à une conception de la couleur plus proche de celle de 1910. Le Rêve [1935] et surtout le Nu rose [1935] concentrent et synthétisent les acquis du travail sur La Danse, à la recherche d’une arabesque parfaite, d’une découpe simplifiée du corps (rose) sur un fond (bleu).

La Seconde Guerre mondiale, et peut-être encore davantage la très grave opération chirurgicale qu’il subit en 1941, marquent une césure importante : surnommé à l’hôpital « le ressuscité », Matisse se considère véritablement comme gratifié d’une seconde vie et, du même coup, délivré alors même qu’il entre dans la vieillesse (il a 71 ans). Il invente alors – d’abord en petit format pour les planches du livre qu’il nommera Jazz [1947] – un nouveau procédé, la gouache découpée, qui lui permet de découper « à vif » dans la couleur, de préserver la fraîcheur de son émotion première et d’obtenir enfin la fusion d’une lumière naturelle (qui vient du dehors) et de la lumière spirituelle qu’il porte en lui.

À partir de 1950, de plus en plus monumentales, les gouaches découpées se multiplient dans le grand atelier de Cimiez qui domine Nice. Elles célèbrent les Nus bleus, des jardins fleuris et des lagons immatériels, nouveaux thèmes ressurgis des souvenirs du voyage à Tahiti.

De la même inspiration grave et cristalline procède la chapelle du Rosaire à Vence – ensemble décoratif de vitraux, céramiques, mobilier et vêtements liturgiques – achevée en 1950, chef-d’œuvre de la vieillesse de Matisse, résolution magnifique de « l’éternel conflit entre le dessin et la couleur. »

 

Isabelle Monod-Fontaine
conservateur général du patrimoine
directrice-adjointe du musée national d’art moderne
centre national d’art et de culture Georges Pompidou

Source: Commemorations Collection 2004

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